Dans notre article précédent – CETA/AECG : Que la Wallonie a-t-elle gagné ? –, nous avons tenté de démontrer que « l’accord intra-belge » obtenu de haute volée ne comportait que trois types de stipulations sans intérêt ni portée juridique. Revenons un instant sur cet accord et penchons-nous plus spécialement sur la clause de sauvegarde, invoquée par certains comme un rempart contre la déferlante des produits canadiens, et que nous classions dans les « engagements des autorités fédérales à adopter une certaine position à l’égard de l’UE ».

 

 

Qu’est-ce que cette clause de sauvegarde ?

 

L’accord intra-belge stipule : « L’Etat fédéral ou une entité fédérée compétente en matière agricole se réserve le droit d’activer la clause de sauvegarde en cas de déséquilibre de marché ». De quelle clause de sauvegarde s’agit-il ? L’AECG fait référence à l’accord sur les sauvegardes de l’annexe 1A de l’accord sur l’OMC. Expliquons de quoi il s’agit : en matière agricole, si un produit est importé en quantités tellement accrues que cela cause un dommage grave à la branche de production, il est possible pour un pays d’appliquer des mesures de sauvegarde. Il en existe de deux sortes :

- des mesures de sauvegarde spéciales destinées à prévenir ou réparer un dommage grave et faciliter l’ajustement ;

- des mesures de sauvegarde provisoires, dans des circonstances critiques où tout délai causerait un tort qu’il serait difficile de réparer

 

Première limite, et pas des moindres : l’article 2.7 § 3 de l’AECG stipule que seul le Canada a le droit d’appliquer des mesures de sauvegarde spéciales. Dit autrement, les pays d’Europe ne peuvent mettre en place que des mesures à faible durée dans des circonstances critiques. Le pallier « circonstances critiques » semble bien difficile à atteindre.

 

Deuxième limite : l’Union européenne (UE) ne pourra appliquer de telles mesures à son commerce avec le Canada que si tout le territoire européen est touché. Si un seul pays était touché, les mesures prises par l’UE ne devraient concerner que ce pays. Or, en estimant que la Belgique serait affectée par l’importation massive de porc, on voit mal ce que l’UE pourrait faire sinon rabaisser les quotas d’importation, ce qui toucherait tout le territoire européen. Dès lors, de telles mesures provisoires qui viseraient à protéger un seul pays semblent dans tous les cas contraires à l’AECG.

 

Troisième limite : les pays ne peuvent instaurer des mesures de sauvegarde provisoire que si l’ensemble de leur territoire est touché. Si une seule région était affectée, la mesure serait interdite. Il en est de même si l’UE voulait introduire des mesures de sauvegarde pour un pays : l’ensemble du pays devrait être affecté.

 

Quatrième limite : les États membres de l’UE ne disposent déjà plus du droit d’instaurer de telles mesures au sein de l’UE. Si celles-ci devaient être mises en place, seule l’UE aurait le droit de prendre de telles décisions.

 

 

L’accord intra-belge, un contrat et non un traité

 

Dans ces conditions, quel est l’intérêt de l’accord intra-belge ? Celui-ci a été présenté comme permettant à la Wallonie de faire plier le Canada en cas d’importations excessives. Compte-tenu des limites évoquées, cela semble loin d’être vrai. Alors pourquoi le gouvernement wallon a-t-il tant insisté pour obtenir cet accord ?

 

Il faut pour cela comprendre que le pouvoir de signer les traités appartient aux États. Mais, en Belgique, les autorités fédérées doivent parfois donner leur approbation dès avant signature. Il s’agit en quelque sorte d’une procuration interne donnée par les autorités locales à l’autorité nationale (cf. Wallonie et CETA / AEGC (1/3) : Comment le parlement wallon est-il devenu le héros d’un jour ?).

 

Dès lors qu’un tel mécanisme de procuration interne existe, se pose inévitablement le cas où une autorité refuse de donner son agrément. Et qui dit refus, dit monnaie d’échange. Précisément, l’accord intra-belge constitue une telle monnaie d’échange : le gouvernement wallon n’a décidé de ne donner son approbation à la signature en l’état de l’AECG qu’en contrepartie de l’obtention d’un accord conclu avec le gouvernement fédéral et les autres autorités fédérés belges.

 

En Allemagne, il est courant que les États fédérés (Bundesländer) concluent des conventions entre eux et l’État fédéral (Bund). C’est ainsi que la chaine de télévision Arte naquit d’un traité franco-allemand : celui-ci fut ratifié en France après promulgation d’une « simple » loi, et en Allemagne après adoption d’un contrat réunissant les seize Bundesländer et donnant compétence au Bund de ratifier le traité. Mais ce contrat était intervenu après signature du traité par le chancelier fédéral, et non pas avant signature comme en Belgique.

 

C’est là tout l’intérêt de ce contrat : non pas obtenir des avantages sur le plan international, mais uniquement faire en sorte que la Wallonie – et les autres autorités – usent des pouvoirs normalement réservés à l’État fédéral.

 

 

Comment la Wallonie pourra-t-elle activer la clause de sauvegarde

 

Mais, on le précise, ce contrat intra-belge, même listé comme déclaration faire devant le Conseil de l’UE, ne vaut qu’en Belgique puisque ses signataires ne sont que Belges. Ainsi, la Wallonie pourra, au terme de ce contrat, parler au nom de la Belgique pour activer la clause de sauvegarde (provisoire) pour un produit agricole donné, à condition que des seuils soient franchis, ces seuils devant être fixés d’ici le 30 octobre 2017.

 

Cependant, considérant que seule l’UE peut prendre de telles mesures (sur le fondement du règlement (UE) 2015/478), on ne voit pas bien l’intérêt pour la Wallonie de se substituer à la Belgique là où cette dernière ne peut déjà rien faire d’autre que prier la Commission d’agir. Il faudrait à la Belgique insister auprès de l’UE pour que des mesures soient prises au sommet, mais rien ne prévoit ni dans l’accord intra-belge, ni dans les traités européens, que la Wallonie ait le pouvoir de demander directement à la Commission d’agir.

 

Enfin, sachant que de telles mesures ne pourraient être prises que si toute la Belgique était affectée, la Wallonie n’a en fait aucun intérêt à parler au nom de la Belgique, sauf à penser que le gouvernement fédéral resterait passif lorsque toute la Belgique serait affectée. En définitive, là réside l’accord belge : permettre à la Wallonie de parler au nom de la Belgique lorsque des seuils sont franchis, et ce par défiance à l’égard du gouvernement de son propre État qui pourrait tout aussi bien le faire.

 

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L’accord intra-belge s’apparente bien davantage à une mise sur papier de jeux de pouvoirs entre Belges qu’à un quelconque instrument utile à la préservation des intérêts agricoles. Présentée comme l’avancée-phare des négociations wallonnes, on peut sérieusement se demander s’il s’agit là d’un leurre volontaire ou du fruit d’une incompétence de lecture des traités internationaux.