Les perquisitions administratives entreprises dans le cadre de l’état d’urgence ont donné lieu à des ratés. Le juge administratif, saisi de plusieurs référés-libertés, n’a pas égalé son homologue, le juge (judiciaire) des libertés, pour limiter sur-le-champ les excès commis par les forces de police. On pense naturellement aux assignations à résidence prononcées par le préfet. Arrive maintenant le temps de la réflexion : moins pressé par l’angoisse, le juge administratif peut se livrer à ce qu’il sait d’ordinaire faire, à savoir : juger ex post les errements de l’administration. Le Conseil d’État, juge suprême, semble néanmoins avoir du mal à sortir de ses habitudes et à réfléchir aux libertés constitutionnelles sans en réduire la portée.

 

La motivation des perquisitions, une exigence constitutionnelle

 

À la suite des attentats du 13 novembre 2015, plusieurs personnes virent leur domicile perquisitionné, parfois de nuit, sans aucune raison apparente. La dignité de la personne humaine, la situation des mineurs, l’utilisation déraisonnable de la force et de la contrainte, ne furent parfois pas prises en considération. Les préfets qui avaient ordonné ces mesures ne prirent souvent pas la peine de motiver les arrêtés par lesquels ils ordonnèrent les perquisitions. Ainsi, les personnes concernées ne comprirent pas nécessairement les raisons pour lesquelles les policiers les visaient.

 

La motivation des arrêtés, loin de constituer une simple formalité sans intérêt, permet de connaître ce qui a poussé l’administration à fouiller les demeures. Elle éloigne surtout le risque d’arbitraire ou de détournement de pouvoirs : le préfet ne saurait visiter des maisons uniquement pour « faire du chiffre », sans que des indices sérieux ne l’eussent justifié ; il ne saurait utiliser une procédure destinée à lutter contre le terrorisme pour, en réalité, faire pression sur des opposants politiques. La motivation, en outre, permet de s’assurer que des personnes malveillantes n’ont pas utilisé le climat de peur pour nuire à des innocents.

 

C’est sans doute en mesurant ces risques de dérive que le Conseil constitutionnel, saisi de la constitutionnalité de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence à la demande de la Ligue des droits de l’homme, décida que :

« la décision ordonnant une perquisition sur le fondement des dispositions contestées et les conditions de sa mise en œuvre doivent être justifiées et proportionnées aux raisons ayant motivé la mesure dans les circonstances particulières ayant conduit à la déclaration de l’état d’urgence ; qu’en particulier, une perquisition se déroulant la nuit dans un domicile doit être justifiée par l’urgence ou l’impossibilité de l’effectuer le jour ; que le juge administratif est chargé de s’assurer que cette mesure qui doit être motivée est adaptée, nécessaire et proportionnée à la finalité qu’elle poursuit » (décision n° 2016-536 QPC du 19 février 2016, considérant 10).

 

Certains commentateurs de presse n’avaient retenu de cette décision que la validation globale du régime de l’état d’urgence. On se souvient d’ailleurs que le Premier ministre avait invité les parlementaires à ne pas saisir le Conseil constitutionnel pour éviter que celui-ci ne se prononçât sur la constitutionnalité de la loi, et qu’il s’était réjoui que celle-ci ne fût finalement pas censurée. Pour autant, ce considérant imposait aux pouvoirs constitués de se borner à accomplir des mesures nécessaires, adaptées et proportionnées, ainsi que de motiver les arrêtés les ordonnant.

 

Ce considérant était fondé sur l’article 16 de la Déclaration de 1789, qui pose le principe constitutionnel de séparation des pouvoirs. Ainsi, l’exigence de motivation et de nécessité-adaptation-proportionnalité ressortit-elle entièrement de ce principe constitutionnel. Dit autrement, c’est la Constitution elle-même qui impose le respect de ces principes, et non pas la loi.

 

Réparer a posteriori : sanctionner les motivations déficientes

 

Imaginons désormais que le préfet ordonne une perquisition administrative, sans la motiver. Quelles sont les conséquences d’un tel défaut de motivation ?

 

On peut d’une part soutenir la thèse du vice véniel : certes, l’autorité administrative n’a pas motivé la mesure contestée. Mais la perquisition était effectivement nécessaire-adaptée-proportionnée, de sorte que si le préfet avait pris le soin ou avait eu le temps de motiver la mesure, la mesure n’en aurait pas été substantiellement modifiée sur le fond.

 

La limite de ce raisonnement tient en ce que l’obligation de motivation disparaitrait entièrement : si l’on retenait une telle thèse, il serait aisé de se cacher derrière le respect des autres critères posés par le Conseil constitutionnel. En effet, si les critères de la nécessité-adaptation-proportionnalité sont remplis, le critère de motivation sera toujours écarté ; s’ils ne le sont pas, le critère de la motivation deviendra surabondant.

 

Certes, un tel raisonnement du vice véniel n’est pas nécessairement faux de manière générale. Mais on ne peut oublier que le critère de la motivation est imposé par le Conseil constitutionnel comme découlant du principe de séparation des pouvoirs. On le répète, la motivation constitue par elle-même un impératif de protection des libertés fondamentales.

 

On ne peut donc que soutenir la thèse du vice affectant la légalité de la perquisition : en l’absence de motivation, la perquisition doit nécessairement être regardée comme illégale.

 

Jaugeons maintenant les effets de cette illégalité. À l’inverse des assignations à résidence, le requérant n’est pas en mesure de faire suspendre la décision du préfet ordonnant la perquisition administrative tandis que celle-ci est en cours. Il ne peut donc qu’en demander l’annulation ex post et réclamer réparation à l’État. Regardons désormais les causalités.

 

On peut soutenir la thèse d’après laquelle l’absence de motivation entraine l’illégalité de la mesure, mais n’ouvre pas nécessairement droit à réparation. Ainsi, la perquisition serait annulée par le juge administratif mais celui-ci, se livrant à une étude de perte de chances, pourrait constater que l’intéressé aurait vu son domicile perquisitionné si la mesure avait été correctement motivée. Il en déduirait l’absence de lien de causalité entre l’illégalité et le dommage ressenti. Cependant, là encore, l’on viderait de sa substance l’obligation constitutionnelle de motivation, qui n’ouvrirait jamais droit à réparation lorsque les critères de nécessité-adaptation-proportionnalité seraient remplis.

 

Il faut donc, là encore, se ranger derrière la thèse de l’engagement de responsabilité de l’État toutes les fois où la motivation est déficiente.

 

Le Conseil d’État n’a pas compris l’enjeu de la question de la motivation

 

Au début de l’année 2016, les tribunaux administratifs de Cergy-Pontoise et de Melun furent saisis par des requérants réclamant la mise en jeu de la responsabilité de l’État. Les intéressés demandaient à la justice administrative de leur verser une indemnité en réparation du préjudice résultant des perquisitions irrégulièrement entreprises.

 

Ces tribunaux saisirent le Conseil d’État pour avis. Le tribunal administratif de Cergy-Pontoise lui demanda en particulier si « les décisions ordonnant une perquisition (…) entrent (…) dans le champ des exceptions à l’obligation de motivation prévues par l’article 4 de la loi du 11 juillet 1979, devenu l’article L. 211-6 du code des relations entre le public et l’administration » (crpa).

 

Si l’on revient sur ce que nous avons dit, l’obligation de motivation s’impose par application du considérant 10 du Conseil constitutionnel interprétant l’article 16 de la Déclaration de 1789, de sorte qu’elle ne ressortit pas de la loi mais de la Constitution.

 

Mais rien ne s’oppose par ailleurs à ce que les décisions ordonnant des perquisitions soient, au surplus, soumises au crpa. Ainsi, logiquement, chaque mesure devrait être motivée tant en raison de l’obligation constitutionnelle, que de l’obligation légale de l’article L. 211-6 crpa.

 

Or, en ce qui concerne cette obligation légale, le Conseil d’État (avis nos 398234, 399135 du 6 juillet 2016, JORF du 10 juillet 2016) a jugé que les dispositions de l’article L. 211-6 crpa prévoient qu’une absence complète de motivation n’entache pas d’illégalité une décision lorsque l’urgence absolue a empêché qu’elle soit motivée. Nous sommes ainsi en présence d’une exigence légale souvent vidée de sa substance en matière de perquisitions administratives, puisque seule l’urgence absolue justifie par exemple des perquisitions de nuit.

 

Mais le Conseil d’État n’a pas pris la mesure de ses constatations : l’obligation ressortissant du code ne se confond pas avec celle imposée par la Constitution, on le répète. Pourtant, le juge suprême a considéré que « les décisions qui ordonnent des perquisitions sur le fondement de l’article 11 de la loi du 3 avril 1955 présentent le caractère de décisions administratives individuelles défavorables qui constituent des mesures de police. Comme telles, et ainsi que l’a jugé le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2016-536 QPC du 19 février 2016, elles doivent être motivées en application de (…) l’article L. 211-2 du code des relations entre le public et l’administration ». Le Conseil d’État a ainsi cru que le Conseil constitutionnel imposait une obligation… légale.

 

Il s’agit d’une erreur lourde touchant la hiérarchie des normes : le Conseil constitutionnel, lorsqu’il impose une obligation, se fonde sur des impératifs constitutionnels et non légaux. Autrement, il suffirait au législateur de modifier le contenu d’une loi pour que des obligations imposées par le Conseil constitutionnel se retrouvent modifiées. Le Conseil constitutionnel n’a donc en aucune manière jugé que l’obligation de motivation ressortissait exclusivement du crpa. Une telle obligation peut se dégager au surplus du crpa, mais pas exclusivement.

 

Il s’agit d’une confusion assez lamentable. En effet, le Conseil constitutionnel n’avait pas donné de réserves quant à l’obligation de motivation, qui a vocation à toujours s’imposer. Le Conseil d’État, à contresens, se fonde désormais sur l’article L. 211-2 crpa pour définir un nouveau régime de neutralisation de motivation des perquisitions administratives.

 

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Par son avis du 6 juillet 2016, le Conseil d’État s’est mépris sur la place, dans la hiérarchie des normes, de l’obligation de motivation des perquisitions administratives. Celle-ci ressortit d’une obligation constitutionnelle, non limitée, dont la violation doit conduire à l’annulation de la mesure et à l’engagement de la responsabilité de l’État. Elle ressortit également d’une obligation légale, qui peut souffrir des exceptions en cas d’urgence absolue. En confondant ces deux niveaux, le Conseil d’État a non seulement commis une erreur évidente de logique, mais conduit in fine à réduire l’obligation de motivation. S’agit-il d’une erreur… involontaire ? Si oui, le Conseil d’État ne sait pas lire une décision du Conseil constitutionnel. Sinon, il faudrait comprendre que sauver les errements de l’exécutif justifierait la violation de la Constitution.