Le tribunal administratif de la Martinique, par un jugement du 12 mai 2025 (n°2400006), a reconnu la responsabilité fautive de l’État dans l’affaire du chlordécone, ce pesticide organochloré massivement utilisé dans les cultures de bananes aux Antilles françaises entre les années 1970 et 1993. La requérante, ancienne ouvrière agricole exposée pendant près de 40 ans, demandait 155 000 euros en réparation de divers préjudices. Le tribunal, tout en reconnaissant plusieurs fautes graves de l’État, ne lui accorde que 10 000 euros au titre du préjudice d’anxiété. Si ce jugement constitue une avancée, il soulève aussi de profondes limites que le présent commentaire entend explorer.

I - Une reconnaissance jurisprudentielle de fautes multiples et persistantes

La décision rendue repose sur une analyse minutieuse des textes régissant l’homologation et la commercialisation des produits phytosanitaires. Le juge reconnaît successivement :

  • l’illégalité des autorisations provisoires de vente délivrées pour le produit "Kepone 5 % SEPPIC" à compter de 1972, alors que la toxicité du chlordécone était déjà connue ;

  • l’irrégularité du renouvellement de ces autorisations malgré les événements sanitaires graves survenus aux États-Unis (Hopewell, 1975) ;

  • la fautivité des homologations de produits identiques (« Musalone », « Curlone ») dans les années 1980, au mépris des études scientifiques disponibles ;

  • l’illégalité manifeste des dérogations postérieures à l’interdiction du produit (1990-1993) ;

  • enfin, la carence de l’État à prendre des mesures d’interdiction plus tôt, en dépit des avertissements scientifiques.

Cette accumulation de fautes sur une période de vingt ans traduit une véritable faillite de l’administration dans sa mission de prévention sanitaire. En cela, le jugement revêt une importance considérable : il établit juridiquement que l’exposition de milliers de travailleurs et de résidents antillais résulte de décisions fautives de l’État français.

II - L’écueil probatoire : un obstacle presque insurmontable pour les victimes

Malgré cette reconnaissance précieuse, la décision illustre tragiquement les limites du droit administratif actuel en matière de réparation environnementale. Le juge refuse d’indemniser les préjudices liés à la maladie cancéreuse de la requérante (adénome du côlon), au motif que le lien de causalité entre cette pathologie et l’exposition au chlordécone n’est pas médicalement établi. En l’absence de preuve scientifique spécifique, le juge applique un principe strict : pas de réparation sans lien certain.

Ce raisonnement, sévère, laisse peu de place à la réalité des expositions multiples, diffuses, et prolongées. Il reflète l’incapacité du droit administratif à penser la complexité toxicologique et environnementale. Il fait surtout peser sur la victime une charge probatoire que seul l’État aurait été en mesure de documenter, s’il avait assuré un suivi sanitaire adéquat. En réalité, l’absence de preuve devient ici la conséquence directe de la faute initiale.

III - L’angle mort de l’exposition postérieure à l’interdiction

L’une des parties les plus contestables de la décision tient au rejet de toute exposition professionnelle significative après 1993. Le tribunal affirme que Mme L. "ne fait état d’aucune situation particulière" ni ne produit de preuve qu’elle aurait été plus exposée que la population générale. Or, le chlordécone est un polluant extrêmement persistant, dont la présence dans les sols agricoles est toujours effective. Refuser de prendre en compte l’exposition indirecte des ouvriers agricoles revient à nier l’évidence d’un risque environnemental systémique.

Ce raisonnement illustre les limites d’un contentieux trop individualisé : on exige de la victime qu’elle prouve ce que la puissance publique, par défaut, n’a jamais mesuré. Le paradoxe est cruel : l’État, fautif, devient inattaquable faute de traces qu’il n’a pas voulu laisser.

IV - Un pas symbolique vers une responsabilité élargie : le préjudice d’anxiété

En indemnisant à hauteur de 10 000 euros le préjudice d’anxiété de la requérante, le juge ouvre toutefois une brèche. Pour la première fois dans le contentieux du chlordécone, une juridiction administrative reconnaît que l’exposition chronique à un toxique environnemental peut, en soi, constituer un préjudice indemnisable, même sans pathologie avérée.

Ce point constitue un levier important pour de futurs contentieux. Il pourrait favoriser des actions collectives ou systémiques, notamment en faveur des travailleurs agricoles, des résidents des zones contaminées ou des enfants nés avec des taux élevés de chlordécone dans le sang. Le droit reconnaît ainsi, timidement, que l’état d’inquiétude face à un risque sanitaire peut être en lui-même une atteinte sérieuse.

Conclusion : de l’ombre à la lumière ?

Ce jugement est à la fois un tournant et une déception. Il acte, sans ambiguïté, la responsabilité de l’État dans une tragédie environnementale majeure, mais en réduit les conséquences réparatrices à une portion congrue. Il illustre l’inadaptation de notre droit administratif aux logiques de santé publique à long terme.

Mais il trace aussi un chemin. La reconnaissance du préjudice d’anxiété ouvre une voie contentieuse nouvelle. Il appartient maintenant aux avocats, aux associations et aux victimes de s’en saisir pour obtenir une justice plus complète. L’ombre du chlordécone n’a pas fini de peser sur notre État de droit. Mais cette décision montre que la lumière du droit, si elle est poussée plus loin, peut encore éclairer les réparations à venir.