Il est des poisons discrets, des menaces muettes nichées au cœur même de notre quotidien. Parmi eux, le béton de mâchefer se dresse comme un géant silencieux, vestige d'une époque où l'on construisait vite, à peu de frais, avec ce que la terre et l'industrie voulaient bien nous laisser. Ces parpaings sombres, nés des cendres de la combustion, ont longtemps porté le rêve d'un logement accessible. Aujourd'hui, ils inquiètent. Car ce matériau, présent dans de nombreux immeubles anciens, pourrait contenir davantage que des souvenirs : arsenic, plomb, dioxines et furanes s'y tapissent peut-être, invisibles et toxiques. Et pourtant, le droit, dans un étrange silence, peine à nommer ce risque.
I. Un scandale à retardement face à un impensé juridique
Le béton de mâchefer est l'enfant d'une double illusion : celle de l'économie circulaire avant l'heure, et celle de l'innocuité par ignorance. Qu'importait, dans les années 1950, la nature des scories qui nourrissaient les chantiers ? Ce recyclage industriel passait pour un progrès. Pourtant, ces résidus de combustion, issus parfois des incinérateurs de déchets ménagers, regorgent de substances dont la littérature scientifique moderne redoute les effets. Là réside le paradoxe : si le béton de mâchefer est reconnu comme contenant potentiellement des substances dangereuses, aucun texte français ou européen n'en interdit l'usage dans le logement, ni n'en organise le contrôle systématique.
Ce vide réglementaire n'est pas neutre. Il conditionne l'absence de politique publique de recensement, de repérage, de traitement. Il rend les occupants orphelins d'une protection juridique spécifique. Et pourtant, les risques sont là : lessivage par l'humidité, diffusion de poussières chargées en métaux lourds, contamination de l'air intérieur.
La directive 2000/76/CE (abrogée par la directive 2010/75/UE relative aux émissions industrielles) et la décision 2000/532/CE (déchets dangereux) reconnaissent que les mâchefers issus de l'incinération de déchets contiennent des substances toxiques. Pourtant, la réglementation européenne sur les produits de construction (Règlement (UE) n°305/2011) reste évasive sur les teneurs admissibles en métaux lourds ou composés organiques persistants. Cette absence de seuils rend les matériaux potentiellement dangereux, mais juridiquement admissibles.
II. Un éveil de la jursprudence judiciaire : les notions de décence, défectuosité, dangerosité ...
Heureusement, le juriste n'est pas totalement démuni. Certes, le béton de mâchefer ne fait pas l'objet d'une qualification légale explicite. Mais les textes généraux existent : logement décent, absence de risque pour la santé, garantie des vices cachés, police de l'insalubrité. L'article 6 de la loi du 6 juillet 1989, l'article L.1331-22 du code de la santé publique, l'article 1719 du code civil forment une trame protectrice. Encore faut-il que le danger soit visible, prouvé, quantifié. C'est là toute la difficulté : la toxicité de ces murs est souvent insidieuse, lente, invisible. Il faut alors des analyses, des expertises, des constats scientifiques. Il faut un effort collectif d'éveil.
La jurisprudence n'est pas inexistante : la Cour de cassation a rappelé que la défectuosité d'un logement (Civ. 3ème, 4 juin 2014, n°13-12.314) engage la responsabilité du bailleur en cas de non-respect des normes de salubrité. Quant aux contentieux sur les matériaux trompeurs (Civ. 1ère, 8 juillet 2015, n°16-13.509), ils montrent que la seule présence de mâchefer ne suffit pas à fonder un vice, mais que sa toxicité prouvée peut bouleverser l'analyse.
Les juridictions avancent à pas comptés. Elles sanctionnent le bailleur défaillant, reconnaissent l'insalubrité en présence de matériaux toxiques, mais demeurent prudentes face au seul nom du mâchefer. Tant que la preuve de sa nocivité n'est pas établie in concreto, les juges hésitent à le condamner in abstracto. Ce qui est logique juridiquement, mais frustrant en matière de précaution. Pourtant, chaque dossier est une chance : celle de faire entrer le béton de mâchefer dans le champ du contentieux environnemental et de la justice de la santé publique.
Indirectement, la jurisprudence pénale est venue souligner la dangerosité des mâchefers d’incinération. Dans un procès, plusieurs entreprises ont été condamnées pour dépôt illégal de 30 788 tonnes de mâchefer sur un terrain agricole en Seine-et-Marne. ’enquête a révélé un trafic organisé visant à se débarrasser discrètement de ces déchets industriels pour éviter le coût de leur traitement conforme. Bien que cette affaire concerne un remblai extérieur et non un logement, elle souligne le caractère hautement polluant du mâchefer et, par extension, la légitimité des inquiétudes quant à sa présence dans des lieux de vie (Jugement du Tribunal correctionnel de Paris, 4 juillet 2017 sur le trafic de mâchefers).
III - Vers une responsabilité administrative de l'Etat ?
La responsabilité des pouvoirs publics est pointée du doigt. Les autorités ont fait preuve d’une certaine complaisance historique vis-à-vis de la filière incinération et du recyclage des mâchefers. On a mentionné la circulaire permissive de 1994 et l’absence de suivi strict : l’État a toléré, voire encouragé, une pratique dont on découvre aujourd’hui les excès. Selon France Nature Environnement, une large part des mâchefers utilisés en travaux publics en France étaient trop pollués pour des décharges inertes – ce qui signifie qu’ils présentaient des niveaux de toxiques significatifs – et pourtant aucune régulation n’a freiné leur usage. Ce laisser-faire pourrait engager la responsabilité de l’État : à l’instar de l’amiante (où l’État français a été critiqué pour son inertie coupable), les associations pourraient reprocher aux pouvoirs publics d’avoir tardé à informer la population et à encadrer strictement l’utilisation de ces matériaux. Elles réclament aujourd’hui la mise en place de normes sanitaires plus strictes et d’une stratégie nationale pour traiter les constructions contaminées.
Faut-il dès lors s’attendre à un « nouvel amiante » ? La comparaison a ses limites : le mâchefer n’a pas la vocation universelle qu’a eu l’amiante, et son danger se manifeste surtout en présence d’autres polluants qu’il renferme. Néanmoins, si l’ampleur du problème s’avère importante (nombre de logements concernés, concentration élevée de toxiques, pathologies liées identifiées), on peut imaginer une montée en puissance médiatique et judiciaire.
Conclusion
Il est temps d'ouvrir les yeux sur ce qui dort dans nos murs. Le béton de mâchefer n'est pas qu'un vieux matériau désuet. Il est peut-être, pour certains, un voisin invisible et nocif. Le juriste, en ce domaine, est appelé à devenir sentinelle. EOn peut d’ores et déjà réfléchir aux solutions. Les pouvoirs publics pourraient mettre en place des campagnes de repérage des bâtiments en mâchefer à risque, financer des analyses (par exemple via l’ANAH) et, le cas échéant, aider aux travaux de dépollution. Des mécanismes existent déjà pour d’autres polluants du logement : plans de retrait du plomb, désamiantage subventionné, fonds d’aide à la rénovation de l’habitat indigne, etc.
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