Le 5 juin 2025, le Conseil d’État a rejeté la requête du syndicat professionnel Phyteis, qui demandait l’abrogation du décret du 16 décembre 2020 interdisant trois substances néonicotinoïdes : l’acétamipride, le sulfoxaflor et la flupyradifurone. Dans une motivation rigoureuse, le juge administratif valide le maintien de ces interdictions, en s’appuyant sur des données scientifiques récentes et sur une lecture fidèle du droit européen.
Mais cette décision éclaire en creux une autre réalité : le projet législatif en cours, porté par la proposition dite “Duplomb”, qui vise à réintroduire l’acétamipride par voie de dérogation pendant trois ans. Le contraste est frappant. Entre le juge et le législateur, qui doit-on croire ? Et surtout, que reste-t-il du principe de précaution, lorsque ses garanties juridiques peuvent être neutralisées politiquement ?
I. Le juge, la science et le droit : un interdit solidement motivé
Le Conseil d’État s’est appuyé sur l’article 71 du règlement (CE) n° 1107/2009, qui permet à un État membre d’adopter des mesures conservatoires en cas de risque grave pour la santé ou l’environnement. En l’espèce, la France avait notifié la Commission européenne dès novembre 2020, sans réponse communautaire contraignante à ce jour. Le décret est donc légalement maintenu.
Mais l’intérêt majeur de l’arrêt tient à l’examen substantiel des risques. Le Conseil d’État distingue les trois substances et mobilise des données actualisées pour justifier l’interdiction :
-
Pour le sulfoxaflor, il rappelle que l’interdiction européenne de 2022 (hors serres permanentes) ne suffit pas à annuler les mesures nationales, dès lors que les risques en plein champ demeurent. Il s’agit d’une interprétation exigeante du principe de subsidiarité environnementale.
-
Pour la flupyradifurone, le juge cite un avis de l’EFSA (2022) et un rapport grec (2023), faisant état d’un risque non exclu pour les abeilles, notamment les espèces sauvages (Megachile rotundata), trop souvent absentes des évaluations classiques.
-
Pour l’acétamipride, enfin, le Conseil s’appuie sur un avis de l’EFSA du 15 mai 2024 : cette substance est désormais soupçonnée de neurotoxicité développementale, sur la base d’études signalant la présence de métabolites chez des enfants atteints de cancers lymphoïdes. L’EFSA recommande une réduction de la dose journalière admissible par cinq et une révision de 38 limites maximales de résidus.
Ces éléments, bien que postérieurs au décret, confirment selon le juge la nécessité de maintenir l’interdiction, en l’absence d’erreur manifeste d’appréciation. Le Conseil d’État agit ici comme gardien rigoureux du principe de précaution, sans céder à la pression d’une expertise incertaine.
II. Le législateur, les filières et les dérogations : la revanche du compromis
Alors que la décision du Conseil d’État s’impose par sa rigueur, un projet de loi parlementaire adopté par le Sénat en janvier 2025, rejeté par l’Assemblée nationale mais désormais en commission mixte paritaire, prévoit de réintroduire temporairement l’acétamipride. Cette « proposition Duplomb » répond aux demandes des betteraviers et vise à garantir la compétitivité de certaines cultures.
Mais comment comprendre que le Parlement envisage d’autoriser ce que le juge administratif interdit précisément pour cause de danger sanitaire et environnemental ?
Il faut ici pointer une tension structurelle dans la gouvernance environnementale française :
-
Le juge applique le droit de l’Union, la Charte de l’environnement, et s’appuie sur l’expertise indépendante (EFSA) pour interdire.
-
Le législateur, en revanche, cède parfois à des logiques sectorielles, et cherche des compromis économiques en créant des régimes d’exception.
Le résultat est une instabilité normative préoccupante. La mesure de précaution validée juridiquement peut être contournée politiquement. L’État parle avec deux voix : celle du juge qui protège, et celle du législateur qui aménage.
Ce double discours affaiblit l’autorité du droit environnemental. Si la dérogation parlementaire entre en vigueur, elle videra la jurisprudence de sa portée, et enverra un signal confus aux producteurs, aux ONG et aux juridictions. Le droit deviendra un champ de bataille plus qu’un cadre de protection.
Conclusion : précaution ou compromission ?
L’affaire des néonicotinoïdes illustre une crise plus large : celle de la cohérence de l’État en matière environnementale. La décision du Conseil d’État du 5 juin 2025 est exemplaire : fondée, rigoureuse, informée par la science. Mais elle pourrait être neutralisée par la loi, au risque de transformer le principe de précaution en simple variable d’ajustement.
À l’heure où la transition écologique exige clarté, fermeté et responsabilité, la contradiction entre interdiction juridictionnelle et dérogation politique devient intenable. Il est urgent de réconcilier le droit, la science et la décision publique. Car sinon, c’est la confiance dans l’État de droit qui vacille, et avec elle, la promesse de protection qu’il doit à ses citoyens comme à son environnement.
Pas de contribution, soyez le premier