Le tribunal judiciaire de Paris, par un jugement du 23 octobre 2025, a condamné la société TotalEnergies SE pour pratique commerciale trompeuse à raison de sa communication institutionnelle sur la neutralité carbone et son rôle d’« acteur majeur de la transition énergétique ».
Cette décision, inédite à plusieurs titres, pourrait bien ouvrir une ère nouvelle : celle d’un contrôle juridictionnel de la cohérence climatique des entreprises.


I. Un tournant jurisprudentiel : la première condamnation climatique d’une major pétrolière

C’est la première fois qu’un tribunal civil se prononce sur l’ensemble d’une stratégie de communication climatique d’entreprise, et non sur une publicité isolée.
Jusqu’ici, seules des autorités de régulation (notamment en Allemagne et en Afrique du Sud) avaient censuré des campagnes ciblées. Ici, le juge de droit commun franchit un cap : il considère que la communication institutionnelle elle-même, lorsqu’elle évoque la neutralité carbone ou la transition énergétique, constitue une pratique commerciale susceptible de tromper le consommateur au sens des articles L. 121-1 et suivants du code de la consommation.

Le tribunal s’est expressément référé à la directive (UE) 2005/29/CE relative aux pratiques commerciales déloyales, modifiée par la directive (UE) 2024/825 du 28 février 2024, laquelle étend la notion de caractère trompeur aux allégations environnementales générales ou futures.
En mobilisant ce texte avant même sa transposition, le juge français a ainsi anticipé l’évolution du droit européen, consacrant une forme de droit prospectif du verdissement.


II. La précision exigée des engagements climatiques : de la promesse à l’obligation vérifiable

Le tribunal affirme, pour la première fois avec une telle clarté, que toute entreprise qui se prévaut d’engagements climatiques engage sa responsabilité si ces engagements ne reposent pas sur des éléments précis, vérifiables et cohérents avec sa stratégie réelle.

Autrement dit :

  • les engagements doivent être étayés par des trajectoires chiffrées, publiées et régulièrement actualisées ;

  • l’entreprise doit justifier de moyens concrets de mise en œuvre (investissements, part d’énergies renouvelables, baisse des émissions, etc.) ;

  • le discours ne peut être contredit par les faits observables, tels que la poursuite de projets massifs dans les hydrocarbures.

En l’absence de ces garanties, l’entreprise s’expose à une qualification de pratique commerciale trompeuse et, partant, à des sanctions civiles (dommages-intérêts, publication du jugement, astreinte, retrait des publicités).

Ainsi, la communication climatique devient un engagement juridiquement opposable : la simple invocation d’une “neutralité carbone à horizon 2050” sans plan crédible équivaut désormais à une affirmation mensongère au sens du droit de la consommation.


III. Une condamnation exemplaire mais limitée

Le tribunal a condamné TotalEnergies SE et TotalEnergies Électricité et Gaz France à publier le dispositif du jugement sur leurs sites internet et réseaux sociaux pendant 180 jours, sous astreinte de 10 000 euros par jour de retard, et à verser 15 000 euros aux associations demanderesses (Les Amis de la Terre, Notre Affaire à Tous, Greenpeace France).

Il a toutefois écarté les griefs relatifs au gaz et aux biocarburants, estimant que les messages visés ne concernaient pas directement la vente de produits aux consommateurs mais relevaient d’une communication plus institutionnelle.
Le juge a donc délimité son champ d’analyse : la condamnation porte sur les promesses globales de neutralité carbone, non sur la promotion de produits énergétiques spécifiques.


IV. Une portée systémique : un devoir de cohérence climatique

L’apport le plus profond du jugement réside dans l’idée d’un devoir de cohérence climatique.
Les entreprises ne peuvent plus cloisonner leur discours marketing et leur stratégie industrielle :

dès lors qu’elles se présentent comme acteurs de la transition énergétique, elles doivent en démontrer la réalité mesurable.

Cette obligation de cohérence ouvre la voie à un contentieux de sincérité environnementale, où l’on juge non seulement les chiffres, mais aussi l’intégrité narrative du message écologique d’entreprise.

C’est une approche analogue à celle qui prévaut en matière de reporting de durabilité (directive CSRD) : les déclarations publiques deviennent des informations vérifiables, soumises au contrôle du juge, du régulateur et des parties prenantes.


Conclusion. Vers une nouvelle gouvernance du risque réputationnel

L’affaire TotalEnergies crée un précédent qui dépasse le champ environnemental :
elle instaure un lien de causalité entre le discours et la confiance du consommateur, et donc entre la crédibilité climatique et la valeur économique de l’entreprise.

Les directions juridiques devront désormais :

  • auditer les communications institutionnelles avant diffusion ;

  • vérifier la cohérence entre les rapports RSE, les engagements climatiques et les stratégies d’investissement ;

  • anticiper le risque contentieux lié à toute promesse non vérifiable ou invérifiable.


 

Ce jugement ne sanctionne pas une erreur de communication, mais une incohérence systémique entre la parole et les actes. Il confirme que la neutralité carbone n’est plus un simple discours marketing, mais un engagement mesurable, opposable et contrôlable.