Un arrêt intéressant de la CEDH du 13 juillet 2021 contre le Portugal est signalé aux professionnels du droit.

Cette décision détaille comment doivent se concilier l’intérêt de l’enfant et le droit à la vie privée et familiale dans les décisions de placements et de restriction des droits parentaux.

Dans cette décision CEDH 13 juill. 2021, Neves Caratão Pinto c/ Portugal, n°28443/19 qui est annexée à cet article, la cour a estimé qu’une violation de l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales protégeant la vie privée et familiale avait été commise.

L’abstract de cette décision est le suivant :

« Art 8 • Vie familiale • Renouvellement d’une mesure de protection à l’égard d’enfants jumeaux ayant entraîné l’attribution provisoire de leur garde à deux membres différents de la famille • Séparation prolongée des enfants ayant provoqué un éclatement de la famille et de la fratrie à l’encontre de l’intérêt supérieur de l’enfant • Absence de motifs pertinents et suffisants • Suspension et restriction du droit de visite de la mère n’assurant pas le maintien du lien familial • Passage du temps en faveur du maintien des enfants dans leurs familles d’accueil • Carences procédurales et allongement des procédures litigieuses »

Les faits sont les suivants, « la requête concerne une mesure de protection par l’effet de laquelle les enfants jumeaux de la requérante, D. et T., ont été confiés à des membres de leur famille. Elle concerne aussi la procédure de fixation de l’exercice des responsabilités parentales qui s’en est suivie et qui a abouti à l’attribution provisoire des responsabilités parentales principales concernant D. et T. à ces mêmes membres. Sous l’angle des articles 6 et 8 de la Convention, la requérante se plaint d’une atteinte à son droit au respect de sa vie familiale. »

La requérante donne naissance à des jumeaux, D et T en novembre 2011.

En février 2012 un appel anonyme indique que la requérante serait négligente dans la prise en charge des enfants et qu’elle subirait les violences du père des enfants, violences qui auraient données lieu à une intervention des forces de police alors qu’elle était enceinte.

Une mesure d’investigation est ouverte.

Début mars 2012 une équipe pluridisciplinaire est allé au domicile de la requérante qui a confirmé les violences mais refusé toute aide.

Les jumeaux ont été hospitalisés quelques jours plus tard pour une bronchiolite.

En raison d’une altercation violente le jour de leur admission entre la requérante et le père des enfants, l’hospitalisation des jumeaux a été maintenue dans l’attente d’une décision des services sociaux.

Une séparation est intervenue entre la requérante et le père des enfants, des auditions de tiers susceptibles de prendre en charge l’accueil des enfants ont eu lieu, ainsi que des interventions auprès de la requérante (notamment évaluation psychologique).

Au terme de ces mesures les enfants ont été placés auprès de tiers dignes de confiance et la requérante s’est vu assigner différents objectifs et obligations.

La mesure de placement des enfants était reconduite d’octobre 2012 à février 2018 par différentes décisions.

La requérante avait relevé appel de deux décisions qui furent examinées par la Cour d'Appel respectivement en février 2018 et février 2019.

La mesure de placement avait été émaillée de procédures incidentes pour suspendre les droits de visite de la requérante notamment.

La requérante a saisi la CEDH.

Elle considérait que les décisions de placement de ses fils jumeaux et l’attribution provisoire de la garde des enfants aux membres de la famille portaient une atteinte à son droit au respect de sa vie familiale.

La requérante reprochait aux autorités portugaises de ne pas avoir pris de mesures en vue d’assurer le retour de ses enfants chez elle et de garantir l’exercice de son droit de visite.

Elle soutenait que « les autorités internes ont toujours fait prévaloir les intérêts des familles d’accueil sur ses droits à elle, sans tenir compte du conflit qui les opposait. Elle dénonce le rejet constant de ses demandes en vue d’obtenir le retour de ses enfants chez elle alors qu’elle avait respecté tous les engagements qu’elle avait pris dans le cadre du premier accord de protection. Elle ajoute qu’il n’existe dans le dossier aucun élément prouvant les inaptitudes parentales qu’on lui a reprochées. D’une part, elle n’aurait jamais été violente avec ses enfants et n’aurait jamais eu de comportement indigne à leur égard. D’autre part, les nombreuses évaluations psychologiques auxquelles elle s’est soumise n’auraient révélé aucune perturbation ou pathologie l’empêchant d’exercer son rôle de parent, malgré la souffrance et l’angoisse provoquées par le retrait de la garde de ses enfants. »

Elle reprochait aux autorités de ne pas avoir rempli « l’obligation positive que l’article 8 de la Convention leur imposait d’assurer la réunification avec ses enfants » la fratrie ayant été séparée.

Elle dénonçait également une atteinte à ses droits procéduraux et la durée, excessive, d’après elle, des procédures internes.

La cour va répondre sur la violation de l’article 8 de la Convention européenne des Droits de l’Homme.

Pour mémoire l’article 8 -  Droit au respect de la vie privée et familiale - est le suivant

« Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. 2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

La réponse de la Cour débute par un rappel des principes applicables.

« Pour un parent et son enfant, être ensemble représente un élément fondamental de la vie familiale. Dès lors, des mesures internes qui les en empêchent constituent une ingérence dans le droit protégé par l’article 8 de la Convention. Pareille ingérence méconnaît cet article à moins qu’elle ne soit « prévue par la loi », ne vise un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 de l’article 8 et ne puisse passer pour « nécessaire dans une société démocratique ». La notion de « nécessité » implique une ingérence fondée sur un besoin social impérieux et, notamment, proportionnée au but légitime recherché. »

Elle ajoute, que « le fait qu’un enfant puisse être accueilli dans un cadre plus propice à son éducation ne saurait en soi justifier qu’on le soustraie de force aux soins de ses parents biologiques » et cela même si l’intérêt supérieur de l’enfant doit primer,

La Cour poursuit ensuite :

« La marge d’appréciation laissée aux autorités nationales compétentes variera selon la nature des questions en litige et l’importance des intérêts en jeu. La Cour reconnaît que si les autorités jouissent d’une grande latitude pour apprécier la nécessité de prendre en charge un enfant, en revanche elle exerce un contrôle plus rigoureux sur les restrictions supplémentaires, comme celles apportées par les autorités au droit de visite des parents, et sur les garanties juridiques destinées à assurer la protection effective du droit des parents et des enfants au respect de leur vie familiale. Ces restrictions supplémentaires comportent le risque d’amputer les relations familiales entre un jeune enfant et l’un de ses parents ou les deux (Elsholz c. Allemagne [GC], no 25735/94, § 49, CEDH 2000-VIII, et Couillard Maugery c. France, no 64796/01, § 272, 1er juillet 2004). En effet, les liens entre les membres d’une famille et les chances de regroupement réussi se trouveront par la force des choses certainement affaiblis si l’on dresse des obstacles empêchant des rencontres faciles et régulières des intéressés (Olsson c. Suède (no 1), 24 mars 1988, § 81, série A no 130). »

La cour souligne que « le passage du temps peut avoir des conséquences irrémédiables sur les relations entre l’enfant et le parent qui ne vit pas avec lui. En effet, la rupture de contact avec un enfant très jeune peut conduire à une altération croissante de sa relation avec son parent (Maire c. Portugal, no 48206/99, § 74, CEDH 2003-VI) »

Dans le cas d’espèce la Cour considère que la première mesure de placement de mars 2012 pour une durée de six mois était justifiée par des motifs et des faits pertinents.

La Cour a ensuite examiné les renouvellements, qui avaient eu lieu tous les six mois.

Elle note que les renouvellements étaient motivés par les carences de la requérante mais que ces carences étaient rapportées par le père des jumeaux et les parents d’accueil qui avaient reconnu avoir initialement fait preuve d’un manque d’objectivité dans l’analyse de la situation et avec lesquels les rapports s’étaient considérablement détériorés.

La cour estime que, « nonobstant la marge d’appréciation dont les autorités internes disposaient en l’espèce, (…) contrairement à l’application de la première mesure de protection, le renouvellement de la mesure de protection, décidé par la CPCJ le 22 octobre 2012 et prononcé de nouveau par le tribunal de Sintra le 4 juillet 2013, ne se fondait pas sur des motifs pertinents et suffisants aux fins du paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention. »

« La Cour réitère que les autorités internes ont l’obligation positive de réunir la famille biologique dès que cela est possible même si elle reconnaît qu’il était difficile pour une seule famille de prendre en charge les deux nourrissons en même temps.

La Cour considère que la séparation prolongée des enfants a provoqué un éclatement de la famille et de la fratrie allant à l’encontre de l’intérêt supérieur de l’enfant (voir, à titre de comparaison et mutatis mutandis, Pontes c. Portugal, no 19554/09, § 98, 10 avril 2012 ; Soares de Melo, précité, § 114 ; et Y.I. c. Russie, no 68868/14, § 94, 25 février 2020). »

La Cour a ensuite pris position sur les renouvellements subséquents et les attributions parentales déléguées aux familles d’accueil.

Dans la motivation de la décision, fort complète, on peut isoler les points suivants, qui nous semblent importants.

Pour fonder la suspension du droit de visite de la requérante vis-à-vis de l’un des enfants, le tribunal de Sintra s’est référé à un rapport social de l’ECJ de Sintra du 30 août 2017.

Or, pour la Cour, ce rapport n’explique pas en quoi les rencontres avec la requérante déstabilisaient l’enfant T, le seul élément qui en ressort est l’animosité qui existait entre la requérante et les parents d’accueil, des contacts affectifs jugés étouffants avec les enfants et une attitude défensive vis-à-vis des professionnels.

Ces éléments ne peuvent suffire à restreindre un droit de visite.

La Cour estime, en outre, qu’il ne ressort pas de façon claire et évidente du dossier que confier D. à ses oncles paternels et T. à sa sœur aînée et son conjoint répondait plus à leur intérêt qu’un retour chez la mère.

La Cour souligne le manque de recul des associations, à l’exception de la dernière, qui ont suivi la situation des enfants.

La Cour relève que les autorités internes n’ont jamais envisagé la possibilité pour la requérante de passer des journées entières, voire des week-ends, avec ses enfants, et note que la demande adressée au tribunal afin de passer le quatrième anniversaire de son fils T. avec lui, a été rejetée.

La décision de la Cour est une décision de condamnation avec l’octroi de 15.000 € de dommages et intérêts à la mère.

La Cour estime que « les autorités portugaises n’ont pas rempli les obligations positives que leur imposait l’article 8 de la Convention d’assurer le maintien du lien familial qui unissait la requérante à ses enfants jumeaux D. et T.

Elle reconnaît que, dans ce type de procédure, il faut agir avec prudence afin de ne pas précipiter un rapprochement qui pourrait ne pas correspondre à l’intérêt supérieur de l’enfant.

Cela dit, en l’espèce, elle est d’avis que le passage du temps a précisément fini par constituer l’un des éléments en faveur du maintien des enfants dans leurs familles d’accueil au détriment d’un retour chez la requérante.

Un tel facteur est ainsi à l’origine d’un fait accompli – la rupture du lien familial entre la requérante et ses enfants (voir, à titre de comparaison, K. et T. c. Finlande [GC], no 25702/94, § 179, CEDH 2001‑VII, et Görgülü c. Allemagne, no 74969/01, § 46, 26 février 2004). »