Ou comment une seule personne peut désormais avoir deux patrimoines distincts avec la création du statut de l’entrepreneur indépendant.

Pendant nos études de droit nous avons appris, selon la théorie de AUBRY et RAU, que le patrimoine est un ensemble de droits et obligations rattachés à une personne et que ce patrimoine forme une seule et unique entité juridique : il s’agit de la théorie de l’unicité du patrimoine.

Un des motifs de l’utilisation d’une personne morale (SARL par exemple) pour la création d’une activité professionnelle, était de contrecarrer cette unicité de patrimoine en créant une personne distincte, la société, avec un patrimoine séparé.

L’objectif recherché était de protéger le patrimoine personnel en cas de difficultés financières et également de pouvoir bénéficier des procédures collectives ouvertes aux personnes morales.

Cette présentation est bien entendu schématique, mais cet article n’a pour objectif que de présenter le changement (le terme est faible) intervenu avec la loi n° 2022-172 du 14 février 2022.

La loi a été complétée par le Décret n° 2022-725 du 28 avril 2022, un décret n° 2022-799 du 12 mai 2022

La loi du 14 février 2022 vient de faire voler en éclats la théorie de l’unicité du patrimoine en créant la « notion de patrimoine d'affectation ».

L’unicité du patrimoine avait pour conséquence d’offrir au créancier de l’entrepreneur individuel (commerçant, artisan, profession libérale etc.) le gage de l’ensemble de son patrimoine, professionnel et personnel.

Aucune distinction n’était faite entre les dettes personnelles et les dettes professionnelles.

Cette unicité du patrimoine ne connaissait que de rares exceptions ou limitations.

Parmi elles, la création de l’insaisissabilité du domicile, du statut d’entrepreneur à responsabilité limitée, et des textes anciens sur la « fortune de mer » pour les marins

La loi du 14 février 2022 met un terme à cette unicité du patrimoine en créant un statut unique d’entrepreneur individuel.

Cette loi modifie les dispositions de nombreux textes, Code de Commerce, Code des procédures civiles d’exécution, Code de la Sécurité Sociale, Livre des procédures fiscales, le Code de la consommation.

Un changement important concerne les dispositions applicables en matière de surendettement.

Selon le rapport du Sénat, « le patrimoine d'affectation consiste à affecter un patrimoine à l'activité professionnelle de façon à protéger le patrimoine familial de l'entrepreneur, sans créer de personne morale distincte de l'entrepreneur.

Cette notion vient directement remettre en cause le principe civiliste ancien et constant d'unicité du patrimoine, qui veut que chaque personne n'ait qu'un patrimoine : à une seule personne correspond un seul patrimoine. »

Les dispositions des articles 2284 et 2285 du code civil selon lesquelles, article 2284 « quiconque s'est obligé personnellement, est tenu de remplir son engagement sur tous ses biens mobiliers et immobiliers, présents et à venir » et article 2285 « Les biens du débiteur sont le gage commun de ses créanciers ; et le prix s'en distribue entre eux par contribution, à moins qu'il n'y ait entre les créanciers des causes légitimes de préférence. » connaissent désormais une exception avec la création de l’article L526-22 du Code de Commerce en vigueur depuis le 15 mai 2022.

Les dispositions de cet article sont les suivantes :

Article L 526-22 du code de commerce :

« L'entrepreneur individuel est une personne physique qui exerce en son nom propre une ou plusieurs activités professionnelles indépendantes.

Les biens, droits, obligations et sûretés dont il est titulaire et qui sont utiles à son activité ou à ses activités professionnelles indépendantes constituent le patrimoine professionnel de l'entrepreneur individuel. Sous réserve du livre VI du présent code, ce patrimoine ne peut être scindé. Les éléments du patrimoine de l'entrepreneur individuel non compris dans le patrimoine professionnel constituent son patrimoine personnel.

La distinction des patrimoines personnel et professionnel de l'entrepreneur individuel ne l'autorise pas à se porter caution en garantie d'une dette dont il est débiteur principal.

Par dérogation aux articles 2284 et 2285 du code civil et sans préjudice des dispositions légales relatives à l'insaisissabilité de certains biens, notamment la section 1 du présent chapitre et l'article L. 526-7 du présent code, l'entrepreneur individuel n'est tenu de remplir son engagement à l'égard de ses créanciers dont les droits sont nés à l'occasion de son exercice professionnel que sur son seul patrimoine professionnel, sauf sûretés conventionnelles ou renonciation dans les conditions prévues à l'article L. 526-25.

Les dettes dont l'entrepreneur individuel est redevable envers les organismes de recouvrement des cotisations et contributions sociales sont nées à l'occasion de son exercice professionnel.

Seul le patrimoine personnel de l'entrepreneur individuel constitue le gage général des créanciers dont les droits ne sont pas nés à l'occasion de son exercice professionnel. Toutefois, si le patrimoine personnel est insuffisant, le droit de gage général des créanciers peut s'exercer sur le patrimoine professionnel, dans la limite du montant du bénéfice réalisé lors du dernier exercice clos. En outre, les sûretés réelles consenties par l'entrepreneur individuel avant le commencement de son activité ou de ses activités professionnelles indépendantes conservent leur effet, quelle que soit leur assiette.

La charge de la preuve incombe à l'entrepreneur individuel pour toute contestation de mesures d'exécution forcée ou de mesures conservatoires qu'il élève concernant l'inclusion ou non de certains éléments d'actif dans le périmètre du droit de gage général du créancier. Sans préjudice de l'article L. 121-2 du code des procédures civiles d'exécution, la responsabilité du créancier saisissant peut être recherchée pour abus de saisie lorsqu'il a procédé à une mesure d'exécution forcée ou à une mesure conservatoire sur un élément d'actif ne faisant manifestement pas partie de son gage général.

Dans le cas où un entrepreneur individuel cesse toute activité professionnelle indépendante, le patrimoine professionnel et le patrimoine personnel sont réunis. Il en est de même en cas de décès de l'entrepreneur individuel, sous réserve des articles L. 631-3 et L. 640-3 du présent code.

Les conditions d'application du présent article sont définies par décret en Conseil d'Etat. »

Cet article donne une définition de l’entrepreneur individuel. Cette définition est très large puisque le terme employé est « personne physique ».

Sont donc concernés les commerçants, artisans, les professions libérales, les agriculteurs, les agents commerciaux etc.

On note que la personne physique peut exercer une ou plusieurs activités.

La loi du 14 février interdit la création d’EIRL (entreprise individuelle à responsabilité limitée), sans supprimer celles qui existaient avant la loi.

Elles vont donc perdurer jusqu’à leur extinction, la possibilité de transmission du patrimoine affecté à un héritier étant supprimée.

Cet entrepreneur individuel aura un patrimoine professionnel indépendant de son patrimoine personnel

Les débats sur l’appartenance de tel ou tel bien au patrimoine professionnel ou personnel risquent de surgir. Seule une liste indicative est fournie par l’article R526-26 du code de commerce.

Cette liste indicative est la suivante :

« I. Pour l'application du deuxième alinéa de l'article L. 526-22, les biens, droits, obligations et sûretés dont l'entrepreneur individuel est titulaire, utiles à l'activité professionnelle, s'entendent de ceux qui, par nature, par destination ou en fonction de leur objet, servent à cette activité, tels que :

1° Le fonds de commerce, le fonds artisanal, le fonds agricole, tous les biens corporels ou incorporels qui les constituent et les droits y afférents et le droit de présentation de la clientèle d'un professionnel libéral ;

2° Les biens meubles comme la marchandise, le matériel et l'outillage, le matériel agricole, ainsi que les moyens de mobilité pour les activités itinérantes telles que la vente et les prestations à domicile, les activités de transport ou de livraison ;

3° Les biens immeubles servant à l'activité, y compris la partie de la résidence principale de l'entrepreneur individuel utilisée pour un usage professionnel ; lorsque ces immeubles sont détenus par une société dont l'entrepreneur individuel est actionnaire ou associé et qui a pour activité principale leur mise à disposition au profit de l'entrepreneur individuel, les actions ou parts d'une telle société ;

4° Les biens incorporels comme les données relatives aux clients, les brevets d'invention, les licences, les marques, les dessins et modèles, et plus généralement les droits de propriété intellectuelle, le nom commercial et l'enseigne ;

5° Les fonds de caisse, toute somme en numéraire conservée sur le lieu d'exercice de l'activité professionnelle, les sommes inscrites aux comptes bancaires dédiés à cette activité, notamment au titre des articles L. 613-10 du code de la sécurité sociale et L. 123-24 du présent code, ainsi que les sommes destinées à pourvoir aux dépenses courantes relatives à cette même activité.

II. Lorsque l'entrepreneur individuel est tenu à des obligations comptables légales ou réglementaires, son patrimoine professionnel est présumé comprendre au moins l'ensemble des éléments enregistrés au titre des documents comptables, sous réserve qu'ils soient réguliers et sincères et donnent une image fidèle du patrimoine, de la situation financière et du résultat de l'entreprise. Sous la même réserve, les documents comptables sont présumés identifier la rémunération tirée de l'activité professionnelle indépendante, qui est comprise dans le patrimoine personnel de l'entrepreneur individuel.

Cette séparation du patrimoine en deux catégories va également devoir se combiner avec les règles régissant les régimes matrimoniaux.

Le risque de confusion entre les deux patrimoines professionnel et personnel existe, et sera source de contentieux. »

Le but de cette réforme est de protéger le patrimoine personnel et / ou de la famille.

Trois hypothèses existent en cas de difficultés rencontrées par l’entrepreneur individuel :

  • Les dettes sont uniquement professionnelles : la mesure est un dépôt de bilan devant le tribunal
  • Les dettes sont uniquement personnelles : la mesure est un dossier de surendettement
  • Les dettes sont mixtes : en l’absence de confusion entre les deux patrimoines le tribunal statuera sur les dettes professionnelles et la commission de surendettement sur les dettes personnelles

En pratique il est peu probable que l’absence de confusion soit la plus fréquente et qu’il existe un mélange entre les deux patrimoines. Dans ce cas c’est le tribunal qui appliquera aux deux patrimoines les règles applicables au patrimoine professionnel.