Par une série de 10 jugements, le tribunal judiciaire de Paris (TJ Paris, 23 septembre 2024, n° 19/08754, 19/08757, 19/08759, 19/08763, 19/08765, 19/08768, 19/08772, 19/08775, 19/08776, 19/08779) s’est prononcé sur la problématique de l’articulation entre l’exonération Dutreil et la donation avec réserve d’usufruit.

 

1. Rappel du dispositif Dutreil

a. Règles générales

Les transmissions à titre gratuit (donation, succession) de parts ou actions de sociétés ayant fait l'objet d'un engagement de conservation (Pacte Dutreil) sont exonérées de droits de mutation à titre gratuit à concurrence 75 % de leur valeur sous réserve de respecter les conditions mentionnées à l’article 787 B du CGI.

Sauf exceptions, les titres de la société opérationnelle doivent avoir fait l'objet d'un engagement collectif de conservation d'une durée minimale de deux ans portant, depuis la loi de finances pour 2019, sur au moins 34 % des droits de vote et 17 % des droits financiers lorsque la société n’est pas cotée sur un marché réglementé (Pacte Dutreil).

En outre, lorsque la société est soumise à l’impôt sur les sociétés et avant la transmission, un des signataires doit exercer une fonction de direction.

Après la conclusion du pacte Dutreil et pendant la durée collective de conservation, il est possible de réaliser la transmission à titre gratuit des titres concernés par l’engagement collectif de conservation.

Dans le cadre de cette transmission, les donataires/héritiers souhaitant bénéficier du régime du pacte Dutreil doivent :

  • poursuivre l’engagement collectif de conservation pris par le donateur/défunt jusqu’à son terme ;
  • s'engager, pour eux et leurs ayants cause à titre gratuit, à conserver les titres transmis pendant une période de quatre ans commençant à courir à compter de l'expiration de l'engagement collectif de conservation des titres. Ce nouvel engagement est appelé engagement individuel de conservation.

L'un des donataires, héritiers ou légataires ayant pris l'engagement individuel de conservation, ou l'un des associés ayant souscrit l'engagement collectif de conservation des titres, doit exercer une fonction de direction éligible dans la société pendant les trois années qui suivent la transmission.

 

b. Spécificités en cas de démembrement de propriété

Historiquement, le mécanisme d’exonération Dutreil ne pouvait pas s’appliquer dans le cadre d’une transmission d’entreprise en démembrement de propriété.

La loi en faveur des Petites et Moyennes Entreprises du 2 août 2005 a étendu le champ d’application du pacte Dutreil aux transmissions d’entreprise en démembrement de propriété.

Ainsi, dans le cadre d’une donation avec réserve d’usufruit, le Code Général des Impôts exige désormais que « les droits de vote de l'usufruitier soient statutairement limités aux décisions concernant l'affectation des bénéfices ».

Selon l’exposé des motifs du projet de loi, cette modification était « motivée par le fait que la donation avec réserve d'usufruit constitue une donation et qu'il n'y a pas de raison de traiter au plan fiscal de façon distincte les différentes formes de donation. Cette mesure a ainsi pour effet d'harmoniser et de simplifier la fiscalité de la transmission ».

Selon la Commission des Finances, « cette condition permet de vérifier qu'il y a bien transmission véritable du pouvoir au sein de l'entreprise » (Sénat, avis n°363) et « implique que la transmission du pouvoir ait effectivement été réalisée au profit du donataire et que l'usufruit porte uniquement sur la perception d'un revenu et la détention des droits de vote afférents » (Assemblée Nationale, avis n° 2431).

Cette limitation n’est pas applicable lorsque :

 

2. Jugement

a. Rappel des faits et de la problématique

Dans le cadre des jugements du tribunal judiciaire de Paris, des contribuables avaient réalisé en 2011 et 2012 des donations avec réserve d’usufruit de titres d’une société civile sous le bénéfice de l’exonération Dutreil.

Il ressort des jugements que les statuts de la société civile prévoyaient bien la limitation des droits de l’usufruitier aux décisions concernant l’affectation des bénéfices.

Cependant, par décision d'une assemblée générale extraordinaire du 31 octobre 2014, le siège social de la société civile a été transféré au Luxembourg, avec transformation de la société civile en société anonyme luxembourgeoise.

Les nouveaux statuts ne prévoyaient pas la limitation des droits de l’usufruitier aux décisions concernant l’affectation des bénéfices.

En 2016, l’administration fiscale a remis en cause le bénéfice de l’exonération Dutreil reprochant aux contribuables de ne pas avoir repris la clause de limitation du droit de vote de l'usufruitier aux seules décisions relatives à l'affectation des bénéfices dans les nouveaux statuts de la société anonyme de droit luxembourgeois.

b. Arguments des contribuables

Les contribuables ont soulevé un certain nombre d’arguments tant sur le fond que sur la procédure.

Parmi ces arguments, ils soulignaient que : 

  • ni le Code Général des Impôts, ni la doctrine administration n’imposent que la limitation des droits de l’usufruitier soit prévue dans les statuts postérieurement à la donation ;
  • la mention statutaire sur la limitation des droits de vote de l'usufruitier n'est exigée qu'au jour de la transmission ;
  • le droit luxembourgeois limite le droit de vote de l'usufruitier aux décisions concernant l'affectation des bénéfices.

c. Jugement

Le tribunal judiciaire de Paris rejette l’ensemble des arguments du contribuable en considérant que :

  • s'il était permis de revenir sur la clause statutaire de limitation des droits de vote de l'usufruitier après la transmission des titres, le donateur usufruitier pourrait retrouver l'intégralité de son pouvoir décisionnaire dans l'entreprise, en contradiction avec l'objectif du dispositif Dutreil ;
  • ni la pratique des actionnaires, ni le droit luxembourgeois ne peuvent se substituer aux exigences de la loi fiscale française qui impose expressément, et sans dérogation, de prévoir la limitation du droit de vote de l'usufruitier dans les statuts.

 

3. Commentaires

a. Confirmation de la position historique de l’administration fiscale

Les jugements se prononcent, pour la première fois à notre connaissance, sur la durée de limitation des droits de l’usufruitier dans le cadre d’une donation avec réserve d’usufruit avec application de l’exonération Dutreil.

Ces jugements confirment une ancienne position de l’administration fiscale.

En effet, dans une réponse ministérielle applicable à l’époque des faits mais non reprise actuellement au BOFiP (Rep. Min. Roubaud, n° 80202 JOAN du 21 décembre 2010), l’administration fiscale indiquait que la limitation des droits de l’usufruitier devait être maintenue aussi longtemps qu’existe l’usufruit.

Le ministre précisait ainsi que « la proposition consistant à permettre à l'usufruitier, en cas de transmission de l'entreprise avec démembrement de propriété, de recouvrer l'ensemble des droits de vote à l'issue du délai d'engagement [individuel] ne saurait être retenue : elle est contraire à la finalité même des « pactes Dutreil » qui repose sur le transfert réel, immédiat ou à terme, du pouvoir décisionnel au donataire ».

Il convient de relever que les jugements du tribunal judiciaire de Paris citent expressément cette réponse ministérielle et indiquent que le principe de limitation des droits de vote de l’usufruitier « n'est suivi d'aucun tempérament ou d'aucune dérogation expressément mentionnée et notamment d'aucune référence au moment de l'instauration de la limitation statutaire ni d'aucune limite de temps ».

La position de l’administration fiscale exprimée dans cette réponse ministérielle nous semble pourtant critiquable et fait courir le risque aux contribuables d'une remise en cause de l'exonération sans délai de prescription.

Il nous semblerait plus cohérent de considérer que la limitation des droits de vote de l’usufruitier s’applique jusqu’au terme de l’engagement individuel de conservation. Cependant, compte tenu de l’incertitude liée à la position actuelle de l’administration fiscale, il est déconseillé de prévoir dans les statuts un terme à la limitation des droits de vote de l’usufruitier.

 

b. Une exigence de suivi

Les jugements du tribunal judiciaire de Paris nous permettent de rappeler la nécessité d’assurer un suivi ses pactes Dutreil qui ont été souscrits afin d’éviter toute remise en cause par la suite.

En effet, lorsqu’une donation n’est pas envisagée à court terme, il est possible de mettre en place un pacte Dutreil (pacte Dutreil dit « défensif ») et de ne pas modifier les statuts sur les règles relatives aux droits de l’usufruitier dans la mesure où les signataires ignorent la date et les modalités de la transmission (donation/succession, pleine propriété/nue-propriété).

En revanche, dès lors qu’une donation avec réserve d’usufruit est envisagée, il est indispensable de modifier les statuts avant de réaliser la donation.

Les rectifications fiscales et les actions en responsabilité à l'encontre des rédacteurs (notaires et avocats) se multiplient en matière de donations avec réserve d'usufruit (récemment : CA Reims, 28 février 2023, n°22/01009 ; CA Limoges, 7 mars 2024, n° 22/00888 et, pour des jurisprudences plus anciennes : CA Paris, 6 mars 2017, n° 14/08101 et CA Paris, 27 septembre 2017, n° 16/17223).

À cet égard, il est essentiel d’être rigoureux :

  • la limitation des droits de l’usufruitier doit être expressément prévue dans les statuts et ne peut pas résulter d’une décision prise en assemblée générale (en ce sens : Civ. 1ère, 9 décembre 2020, n° 19-14.016) ;
  • la limitation des droits de l’usufruitier doit être prévue antérieurement à la donation. S’agissant plus particulièrement des sociétés civiles ou des SARL, les statuts ne peuvent pas être modifiés sur le droit de vote de l’usufruitier concomitamment à la modification de la liste des associés (mise à jour des statuts liée à la donation).

c. Réflexions sur la gouvernance

Les exigences posées par le législateur et la jurisprudence invitent à s’interroger plus globalement sur les problématiques de gouvernance dans le cadre de la mise en place d’un pacte Dutreil.

En effet, de façon générale, le recours au démembrement de propriété est préconisé pour anticiper la transmission du patrimoine.

Cependant, dans le cadre de la mise en place d’un pacte Dutreil, la donation de la nue-propriété implique le transfert immédiat de prérogatives importantes au profit des nus-propriétaires étant précisé que toute tentative de contournement des règles spécifiquement applicables au pacte Dutreil (pacte d’actionnaires, mandat de vote en usufruitier et nu-propriétaire, charges « excessives » dans la donation etc.) est formellement déconseillée sous peine de tomber sous le coup de l’abus de droit.

Dès lors, il convient de mettre en évidence les enjeux en présence :

D’un point de vue purement fiscal, si le donateur a pour objectif de transmettre les pouvoirs, il convient de s’interroger sur la possibilité de réaliser une donation de la pleine propriété au profit des donataires compte tenu l’application (i) de l’exonération en base de 75 % mais également (ii) de la réduction des droits de donation de 50 % lorsque le donateur est âgé de moins de 70 ans (article 790 du CGI).

Les calculs montrent en effet que la différence en matière de droits de mutation à titre gratuit entre une donation en nue-propriété et une donation en pleine propriété est souvent relativement faible.

D’un point de vue patrimonial et plus précisément s’agissant de la perception de revenus, la donation avec réserve d’usufruit permettra au donateur de conserver une partie des dividendes alors qu’il devra y renoncer s’agissant d’une transmission en pleine propriété.

Cela étant, cette situation ne constitue pas un obstacle majeur car, dans le cadre d’une donation en pleine propriété, le donateur peut :

  • conserver une partie de ses titres lui assurant ainsi la perception de dividendes sous réserve d’anticiper la relation entre les différents associés (pacte d’actionnaires, charte familiale) ; ou
  • vendre une partie de ses titres au(x) donataire(s) lui permettant ainsi une perception immédiate d’un prix qu’il pourra placer sur différents supports pour disposer d’un revenu complémentaire tout en s’assurant que les donataires seront pleinement impliqués dans la bonne gestion de la société eu égard à l’emprunt qu’ils auront contracté (souvent par l’intermédiaire d’une holding).

D’un point de vue psychologique, il convient également de souligner qu’une transmission d’entreprise avec réserve d’usufruit est susceptible de poser certaines difficultés pour le(s) repreneur(s).

En effet, on constate régulièrement une frustration plusieurs années après la transmission de l’entreprise lorsque les repreneurs exercent une fonction de direction, prennent les risques associés mais ne peuvent pas bénéficier de distributions de dividendes qu’ils considèrent pourtant (à tort ou à raison) être le fruit de leur investissement personnel et de leur travail.

Lorsque usufruitier et nu(s)-propriétaire(s) s’entendent, il peut être envisagé une renonciation de l’usufruitier à son droit d’usufruit mais celle-ci est fiscalement assimilée à une donation impliquant, de nouveau, le paiement de droits de donation.

 

En conclusion, la donation de la nue-propriété de titres de sociétés dans le cadre du dispositif Dutreil nécessite une analyse préalable tant en matière fiscale qu’en matière de gouvernance.

 

Yan Flauder

Avocat spécialisé en droit fiscal

Barreau de Toulouse

www.flauder-avocat-toulouse.fr