Dans un arrêt rendu le 06 avril 2023, Drozd c. Pologne, la CEDH a trouvé qu'il y avait eu violation de l'article 10 (liberté d'expression) de la Convention européenne des droits de l'homme, dans une affaire concernant l'interdiction d'entrer à la chambre basse du Parlement polonais imposée, pour une durée d'un an, à des militants qui avaient déployé une banderole "Défendez les tribunaux indépendants" dans l'enceinte de ce Parlement, à l'occasion d'une manifestation contre la réforme du système judiciaire prévue par le gouvernement polonais.
 
La solution peut paraître évidente, et sans doute l'est-elle, mais la CEDH a pris la précaution de motiver son arrêt avec beaucoup de soin.
 
Les requérants, ressortissants polonais, sont des membres d'un mouvement civique informel appelé "Citoyens de la République polonaise" qui participe à des manifestations politiques.
 
Le 22 juin 2017, les requérants participèrent à une manifestation pacifique contre les réformes devant l'enceinte du Sejm (chambre basse du parlement polonais). Ils obtinrent des laissez-passer pour entrer au Sejm afin d'observer le débat parlementaire. Dès qu'ils eurent franchi la grille d'entrée dans l'enceinte, ils déployèrent une banderole portant le slogan " Défendez les tribunaux indépendants " (Brońcie niezależnych sadów). Ils ont été immédiatement escortés hors de l'enceinte et leurs cartes d'accès leur ont été retirées. Le chef du service parlementaire leur a ensuite interdit l'accès aux locaux pendant un an. Leurs recours contre cette interdiction, qui, selon eux, limitait leur droit d'accès à l'information publique, ont été rejetés parce que le chef de la sécurité du Parlement n'était pas une autorité administrative et que ses décisions ne pouvaient pas être contestées devant les tribunaux administratifs.
Invoquant l'article 10 (liberté d'expression) et l'article 11 (liberté de réunion et d'association), les requérants se plaignaient que l'interdiction qui leur avait été faite de pénétrer dans le Sejm avait violé leurs droits garantis par la Convention. Ils ont fait valoir que la décision du chef de la sécurité du Parlement n'avait pas de base juridique appropriée et manquait de précision et de clarté quant au moment et à la durée pendant lesquels le droit d'une personne de pénétrer dans l'enceinte et les bâtiments du Sejm pouvait être restreint.
 
Ils ont soutenu que la sanction était disproportionnée et avait été imposée de manière arbitraire, sans possibilité de la contester efficacement devant un tribunal.
 
La CEDH a observé que l'interdiction de pénétrer dans les bâtiments et terrains du Sejm a empêché les requérants d'obtenir des informations de première main sur les activités des organes de l'administration publique. Elle a donc porté atteinte à leur droit à la liberté d'expression.
 
La CEDH a admis que cette interdiction avait un fondement en droit interne, à savoir une ordonnance du président, et qu'elle visait à empêcher toute perturbation des travaux du Sejm.
 
En même temps, elle a reconnu qu'il était légitime pour les membres du public de vouloir obtenir une connaissance directe et de première main des événements et des débats qui se déroulent au Sejm.
 
Il a donc fallu mettre en balance la nécessité pour le Parlement de maintenir le bon déroulement des travaux parlementaires et le besoin du public de recevoir des informations de première main sur une question sociétale importante.
 
La CEDH a estimé alors qu'il convient de faire une distinction entre cet incident, qui s'est produit à l'extérieur du bâtiment du Sejm, et les incidents survenus à l'intérieur, qui ont directement perturbé le bon déroulement des débats parlementaires.
 
Elle n'est pas en mesure de conclure si les requérants ont perturbé la circulation dans l'enceinte du Sejm, comme le prétend le Gouvernement et comme le réfutent les requérants. Cependant, même si cela avait été le cas, la Cuur estime qu'il est important d'examiner si des précautions ont été prises pour s'assurer que l'interdiction n'a pas été mise en œuvre de manière arbitraire.
 
La CEDH a ainsi observé que l'ordonnance du président du Parlement contenait une disposition permettant d'interdire l'accès aux bâtiments et aux terrains "dans des cas justifiés, en vue de maintenir la paix et l'ordre et d'assurer la sécurité du Sejm et du Sénat". Toutefois, cette disposition ne prévoyait pas la possibilité pour la personne sanctionnée de présenter des arguments pour sa défense.
 
Dans le cas des requérants, ils avaient simplement reçu des lettres du chef de la sécurité du Parlement les informant qu'ils étaient interdits d'accès au Sejm pendant un an. En outre, l'ordonnance ne prévoyait pas de procédure claire pour contester la mesure.
La CEDH a donc considéré que l'interdiction avait été mise en œuvre sans aucune garantie procédurale. Elle conclut que l'ingérence dans le droit à la liberté d'expression des requérants n'était pas "nécessaire dans une société démocratique" et qu'il y a eu violation de l'article 10 de la Convention.
 
 
L'arrêt existe uniquement en anglais et je le joins en pièce attachée.
Ci-dessous, je propose ma propre version en français, qui n'engage évidemment pas la CEDH, en sollicitant l'indulgence des lecteurs pour les coquilles, fautes et barbarismes qui auront malheureusement échappés à ma relecture.
 
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PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE DROZD c. POLOGNE
(Demande n° 15158/19)
 
 
ARRÊT
 
Art. 10 - Liberté d'expression - Absence de garanties procédurales adéquates pour l'interdiction d'un an faite à des membres d'un mouvement civique informel d'entrer au Parlement pour avoir déployé une banderole lors d'une manifestation pacifique en dehors de son enceinte - Absence de possibilité, en vertu du droit national, de participer à la procédure décisionnelle pertinente - Absence de procédure claire pour contester l'interdiction contestée
 
STRASBOURG
6 avril 2023
 
 
Le présent arrêt deviendra définitif dans les conditions prévues à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut faire l'objet d'une révision rédactionnelle.
 
Dans l'affaire Drozd c. Pologne,
La Cour européenne des droits de l'homme (première section), siégeant en chambre composée de :
Marko Bošnjak, Président,
Krzysztof Wojtyczek,
Alena Poláčková,
Ivana Jelić,
Gilberto Felici,
Erik Wennerström,
Raffaele Sabato, juges, 
et Renata Degener, greffière de section,
 
Vu :
la requête (no 15158/19) contre la République de Pologne introduite devant la Cour en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (" la Convention ") par deux ressortissants polonais, M. Paweł Drozd (" le premier requérant ") et Mme Dagmara Drozd (" la seconde requérante "), le 9 mars 2019 ;
la décision de notifier au gouvernement polonais ("le gouvernement") les griefs tirés des articles 10 et 11 de la Convention et de déclarer irrecevable le reste de la requête ;
les observations présentées par le gouvernement défendeur et les observations en réponse présentées par les requérants ;
les observations présentées par le commissaire aux droits de l'homme, qui a été autorisé à intervenir par le président de la section ;
 
Ayant délibéré à huis clos le 14 mars 2023,
Rend l'arrêt suivant, qui a été adopté à cette date :
 
INTRODUCTION
1.  L'affaire concerne la sanction des requérants par une  interdiction d'un an  d'entrer au Sejm (la chambre basse du Parlement polonais) pour avoir déployé une bannière dans l'enceinte du Sejm dans le cadre d'une manifestation pacifique.
 
LES FAITS
2.  Les requérants sont nés respectivement en 1964 et 1967 et vivent à Mrozów. Ils étaient représentés par Mme M. Mączka-Pacholak, avocate exerçant à Varsovie.
3.  Le gouvernement était représenté par son agent, M. J. Sobczak du ministère des Affaires étrangères.
4.  Les faits de l'affaire, tels que présentés par les parties, peuvent être résumés comme suit.
 
I. CONTEXTE DE L'AFFAIRE
5.  Les requérants sont membres d'un mouvement civique informel, Citizens of the Polish Republic (Obywatele RP), qui organise des manifestations et des actions politiques.
6.  Au cours de l'été 2017, une série de manifestations contre les réformes prévues du système judiciaire a eu lieu en Pologne (voir Reczkowicz c. Pologne, no 43447/19, §§ 8  9, 22 juillet 2021).
 
II. ÉVÉNEMENTS DU 22 JUIN 2017
7.  Le 22 juin 2017, les requérants participèrent à une manifestation pacifique (relative au projet de réforme du système judiciaire) qui se tint à l'extérieur de l'enceinte du Sejm. Le même jour, les requérants reçurent des laissez-passer à entrée unique leur permettant d'entrer au Sejm et d'observer le débat parlementaire. Dès qu'ils eurent franchi la grille d'entrée dans l'enceinte de la Diète et qu'ils se dirigèrent vers le bâtiment de la Diète, les requérants déroulèrent une banderole portant l'inscription " Défendez les tribunaux indépendants " (Brońcie niezależnych sadów).
8.  Selon les requérants, ils n'ont causé aucun danger pour la circulation routière dans l'enceinte du Sejm. Il n'y avait pas de piétons ni de véhicules sur la route au moment de la manifestation. Les requérants se sont comportés passivement et ont seulement voulu transmettre leur message aux parlementaires.
9.  Selon le Gouvernement, le service de sécurité du Parlement (straż marszałkowska) avait demandé aux requérants d'agir d'une manière conforme à l'objet de leur visite. Les requérants n'ont pas obtempéré et ont bloqué une route intérieure, ce qui a mis en danger la circulation routière.
10.  Les requérants ont été immédiatement escortés hors de l'enceinte du Sejm. Ils ont également été obligés de rendre leur carte d'entrée unique.
 
III. DÉCISION DU CHEF DU SERVICE DE SÉCURITÉ DU PARLEMENT
11.  Par des lettres du 14 juillet 2017, les requérants furent informés que, compte tenu du fait qu'ils avaient troublé l'ordre public et qu'ils avaient refusé de se conformer aux instructions du service de sécurité du Parlement, le 22 juin 2017, le chef de ce service (" Komendant Straży Marszałkowskiej " - " le chef de la sécurité du Parlement ") avait décidé de leur interdire l'accès à la Diète jusqu'au 21 juin 2018. Le premier requérant reçut la lettre le 7 août 2017 et le second requérant le 31 juillet 2017.
IV. PROCÉDURES DE RECOURS
12.  Le 30 août 2017, les requérants firent appel de ces décisions devant le tribunal administratif régional de Varsovie. Ils soulignèrent notamment que la décision du chef de la sécurité du Parlement était fondée sur des règlements internes (l'ordonnance du président du Parlement ; voir le paragraphe 20 ci-dessous). Ce règlement n'était pas suffisamment prévisible car il manquait de clarté et de précision. En outre, l'interdiction d'entrer au Sejm avait limité leur droit d'accès à l'information publique. Dans leurs mémoires, ils ont invoqué principalement l'article 61 de la Constitution polonaise (droit d'accès à l'information publique).
13.  Le 22 janvier 2018, le tribunal administratif régional de Varsovie a rendu deux décisions et a rejeté les recours des requérants comme étant irrecevables en droit. Le tribunal a estimé que la lettre du chef de la sécurité du Parlement n'avait pas constitué une décision administrative. Le service de sécurité du Parlement était une formation en uniforme directement subordonnée au président du Sejm (Marszałek Sejmu). Par conséquent, le chef de la sécurité du Parlement n'était pas une autorité administrative et ses décisions ne pouvaient pas être contestées devant les juridictions administratives.
14.  Les requérants se sont pourvus en cassation contre ces décisions. Ils se plaignaient en particulier, en invoquant l'article 45 de la Constitution polonaise (droit à un procès équitable) et les articles 6 et 13 de la Convention, de ne pas avoir eu accès à un tribunal pour contester la restriction de leur droit d'accès à l'information publique.
15.  Les 29 août et 16 novembre 2018, la Cour administrative suprême a rejeté leurs pourvois en cassation. La cour a fait sien le raisonnement du tribunal administratif régional de Varsovie. Elle a confirmé que le chef de la sécurité du Parlement n'était pas une autorité de l'administration publique et que les mesures qu'il avait édictées n'avaient pas été prises dans le cadre d'une procédure de l'administration publique ; elles n'avaient le statut ni d'un acte ni d'une activité tels que visés à l'article 3, paragraphe 2, point 4, de la loi sur les juridictions administratives (voir le point 22 ci-dessous). La Cour a également noté que, selon le règlement intérieur du Sejm (Regulamin Sejmu), les membres du public n'avaient pas le droit de participer aux sessions parlementaires et que la décision à cet égard était laissée à une autorité compétente (voir paragraphes 18, 19 ci-dessous).
 
LE CADRE JURIDIQUE ET LES PRATIQUES PERTINENTES
 
I. LA CONSTITUTION
16.  L'article 54 de la Constitution garantit la liberté d'expression et stipule dans sa partie pertinente ce qui suit :
"Toute personne se voit garantir la liberté d'exprimer ses opinions, d'acquérir et de diffuser des informations.
17.  L'article 61 de la Constitution, dans la mesure où il est pertinent, prévoit :
"Chaque citoyen a le droit d'obtenir des informations sur les activités des organes de l'autorité publique et sur les personnes exerçant des fonctions publiques ...
2.  Le droit d'obtenir des informations comprend le droit d'accès aux documents et l'accès aux séances des organes collectifs de l'autorité publique formés par le suffrage universel, ainsi que la possibilité de réaliser des enregistrements sonores et visuels.
3.  Des limitations aux droits visés aux paragraphes 1 et 2 ci-dessus peuvent être imposées par la loi dans le seul but de protéger les libertés et les droits d'autres personnes ... l'ordre public, la sécurité ou des intérêts économiques importants de l'État.
4.  Les modalités de l'information visée aux paragraphes 1 et 2 sont fixées par la loi et, en ce qui concerne le Sejm et le Sénat, par leur règlement intérieur".
 
II. RÈGLEMENT INTÉRIEUR DU SEJM
18.  Conformément au règlement intérieur du Sejm du 30 juillet 1992 (Regulamin Sejmu), les membres du public peuvent assister aux débats du Sejm depuis la galerie publique, conformément aux règles spécifiées par le président du Sejm.
19.  L'article 170 § 4 du règlement intérieur prévoit ce qui suit :
"Les personnes et les délégations invitées par le président du Sejm et les employés de la Chancellerie du Sejm autorisés par le président ont également le droit d'accéder à l'hémicycle du Sejm".
 
III. ACCÈS AU SEJM
20.  Le 9 janvier 2008, le président du Sejm a publié une ordonnance sur l'accès aux bâtiments gérés par la Chancellerie du Sejm et sur l'accès et l'entrée aux terrains gérés par la Chancellerie du Sejm (w sprawie wstępu do budynków pozostających w zarządzie Kancelarii Sejmu ouaz wstępu i wjazdu na tereny pozostające w zarządzie Kancelarii Sejmu). L'ordonnance prévoit que pour des raisons valables (notamment pour maintenir l'ordre et garantir la sécurité), le chef de la sécurité du Parlement peut imposer une interdiction temporaire d'accès aux bâtiments et terrains du Sejm. Cela peut notamment se produire si la personne concernée ne respecte pas le règlement intérieur du Sejm, perturbe l'ordre pendant sa visite ou porte atteinte à la dignité du Sejm. La disposition pertinente, l'article 21, prévoit ce qui suit :
"Dans des cas justifiés, en vue de maintenir la paix et l'ordre et d'assurer la sécurité du Sejm et du Sénat, le chef de la sécurité du Parlement, après en avoir informé le chef de la chancellerie du Sejm et le chef de la chancellerie du Sénat, peut suspendre temporairement le droit d'accès aux bâtiments et terrains d'une personne à laquelle le document visé à l'article 5, paragraphe 1, points 4 à 8, et à l'article 7, paragraphe 1, point 1, a été délivré, ou annuler ce document.
2.  La disposition du paragraphe 1 s'applique notamment s'il est constaté que la personne à laquelle le document a été délivré ne respecte pas le règlement ou perturbe la paix et l'ordre dans les bâtiments et les terrains, ou porte atteinte à la dignité du Sejm ou du Sénat, se comporte de manière incorrecte ou viole grossièrement le droit à la vie privée d'autrui".
 
IV. CODE DE PROCÉDURE CIVILE
21.  L'article 1991  du code de procédure civile (Kodeks postepowania cywilnego) prévoit ce qui suit :
"La juridiction ne peut pas rejeter une demande au motif qu'un organe de l'administration publique ou un tribunal administratif est compétent pour connaître de l'affaire, si une autorité administrative publique ou un tribunal administratif s'est déjà déclaré incompétent dans l'affaire.
 
V. LOI SUR LES TRIBUNAUX ADMINISTRATIFS
22.  L'article 3, paragraphe 2, de la loi sur les tribunaux administratifs du 30 août 2002 (Prawo o postępowaniu przed sądami adminstracyjnymi) ("la loi de 2002"), telle qu'applicable à l'époque des faits, prévoyait dans la mesure où elle était pertinente :
"3. [Champ de compétence des juridictions administratives].
...
(2) Le contrôle des activités de l'administration publique par les juridictions administratives comprend le jugement des plaintes contre :
1) les décisions administratives ;
2) les décisions rendues dans le cadre d'une procédure administrative qui font l'objet d'une réclamation ou qui mettent fin à la procédure, ainsi que les décisions statuant sur le fond d'une affaire ;
3) les décisions rendues dans le cadre de procédures d'exécution et de sûretés faisant l'objet d'une réclamation, à l'exception des décisions d'un créancier sur l'irrecevabilité d'un moyen invoqué et des décisions dont l'objet est la position d'un créancier sur un moyen invoqué ;
4) autres que ceux visés aux points 1 à 3, les actes ou activités dans le domaine de l'administration publique concernant les droits ou obligations découlant des dispositions de la loi, à l'exclusion des actes ou activités entrepris dans le cadre des procédures administratives visées à ..., et des procédures auxquelles s'appliquent les dispositions des lois susmentionnées ;
..."
 
VI. JURISPRUDENCE PERTINENTE DES TRIBUNAUX ADMINISTRATIFS
23.  Le 13 décembre 2018, le tribunal administratif régional de Varsovie a rendu un jugement (IV SA/Wa 1979/18) rejetant un recours introduit par un membre d'une organisation non gouvernementale (ONG) contre une décision du chef de la sécurité du Parlement refusant l'accès à une session plénière du Sejm. La Cour a confirmé que la décision du chef de la sécurité du Parlement était un acte d'administration publique relatif aux droits et obligations résultant de dispositions légales (article 3, paragraphe 2, point 4, de la loi de 2002). Ce jugement n'est pas définitif.
24.  Le 12 février 2019, le tribunal administratif régional de Varsovie a examiné les recours introduits par deux journalistes (Cour IV SA/Wa 2001/18 et IV SA/Wa 2018/18) qui s'étaient vu refuser l'accès aux sessions plénières du Sejm. Le tribunal a estimé que les mesures n'étaient pas justifiées. Elle a en outre déclaré que, bien que ce soit techniquement le chef de la sécurité du Parlement qui ait refusé de délivrer aux journalistes des laissez-passer à entrée unique, la décision avait en fait été prise par le président du Sejm, car le chef de la sécurité du Parlement n'était pas un organe administratif et n'avait fait qu'exécuter l'ordre du président. Cette décision concernait une activité dans le domaine de l'administration publique (article 3, paragraphe 2, point 4 de la loi de 2002).
25.  Le 7 juillet 2022, la Cour administrative suprême a confirmé le jugement du tribunal administratif régional du 12 février 2019 (III OSK 1363/21) et a rejeté le pourvoi en cassation formé par le président du Sejm.
 
LA LOI
 
I. VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
26.  Les requérants se plaignent que les restrictions imposées à leur accès aux bâtiments du Sejm ont constitué une violation de leurs droits garantis par l'article 10 de la Convention. Ils invoquent en outre, en substance, l'article 11 de la Convention. Ces dispositions de la Convention se lisent comme suit :
Article 10
"Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontières. Le présent article n'empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de télévision ou de cinéma à un régime d'autorisation.
2.  L'exercice de ces libertés, comportant des devoirs et des responsabilités, peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi et qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire".
Article 11
"Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d'association, y compris le droit de fonder avec d'autres des syndicats et de s'affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.
2.  L'exercice de ces droits ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. Le présent article ne fait pas obstacle à ce que des restrictions légitimes soient imposées à l'exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l'administration de l'État".
A. Champ d'application de l'affaire
27.  La Cour observe qu'en l'espèce, les requérants n'ont soulevé aucun grief concernant leur participation à la manifestation organisée dans l'enceinte du Sejm ou leur droit de se réunir pacifiquement avec d'autres personnes. Leur grief devant la Cour concerne spécifiquement la sanction qui leur a été infligée par le chef de la sécurité du Parlement après qu'ils eurent déployé une banderole dans l'enceinte du Sejm. Dès lors, eu égard aux circonstances de la présente affaire, et compte tenu du fait qu'elle est maîtresse de la qualification à donner en droit aux faits d'un grief (voir Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, §§ 114 et 126, 20 mars 2018), la Cour estime qu'il convient d'examiner les griefs des requérants uniquement sous l'angle de l'article 10 de la Convention (comparer Novikova et autres c. Russie, nos 25501/07 et 4 autres, § 91, 26 avril 2016).
B. Recevabilité
1. Non-épuisement
(a) Observations des parties
28.  Le Gouvernement fait valoir, en premier lieu, que les requérants n'ont pas fait usage de la voie de recours prévue à l'article 1991 du code de procédure civile (voir paragraphe 21 ci-dessus). En vertu de cette disposition, une juridiction civile ne peut pas rejeter une demande au motif qu'elle relève de la compétence de l'administration publique ou des juridictions administratives, si une autorité administrative s'est déjà déclarée incompétente pour examiner l'affaire. Selon le Gouvernement, les requérants auraient dû saisir une juridiction civile d'une demande relative à la mesure contestée, et celle-ci aurait été tenue de l'examiner.
29.  En second lieu, le Gouvernement soutient que les requérants n'ont pas soulevé leurs griefs devant les juridictions internes. Il note que, dans la procédure interne, les requérants n'ont invoqué que l'article 61 de la Constitution polonaise (droit d'obtenir des informations sur les activités des organes de l'autorité publique) et n'ont pas invoqué l'article 54 de la Constitution (liberté d'expression).
30.  Les requérants ne partagent pas l'avis du Gouvernement. Ils soulignent qu'ils ont fait usage de toutes les voies de recours internes disponibles en contestant les décisions du chef de la sécurité du Parlement devant les juridictions administratives. Il s'agissait de la seule voie de droit appropriée et pertinente dans les circonstances de leur affaire. Le fait que leurs recours n'aient finalement pas abouti n'a pas rendu la voie de recours inefficace. En ce qui concerne le recours prévu par l'article 1991 du code de procédure civile, tel que mentionné par le Gouvernement, les requérants notent qu'il s'agit d'une simple disposition procédurale. Le Gouvernement n'a pas indiqué quelle disposition matérielle particulière aurait pu être invoquée par eux dans le cadre d'une telle procédure devant les juridictions civiles.
31.  En ce qui concerne la deuxième branche de l'objection du Gouvernement, les requérants soutiennent qu'ils ont soulevé le fond de leurs griefs tirés de la Convention devant les juridictions internes. Dans la procédure interne, ils ont invoqué l'article 61 de la Constitution polonaise, qui garantit le droit d'obtenir des informations sur les activités des autorités de l'administration publique. Selon eux, il existe une relation très claire entre leur droit d'obtenir des informations publiques en vertu de l'article 61 de la Constitution polonaise et leur liberté de recevoir et de communiquer des informations garantie par l'article 10 de la Convention.
(b) L'appréciation de la Cour
32.  La Cour note que les principes généraux sur l'épuisement des voies de recours internes ont été réaffirmés dans l'affaire Vučković et autres c. Serbie ((exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, §§ 6977 , 25 mars 2014).
33.  En ce qui concerne l'objection du Gouvernement selon laquelle les requérants auraient dû introduire un recours devant les juridictions civiles, la Cour note les observations du requérant selon lesquelles l'article 1991 du code de procédure civile est une disposition procédurale qui concerne la situation dans laquelle une autorité administrative s'est déclarée incompétente pour examiner une affaire. Toutefois, il ne crée aucune règle de droit matériel en tant que telle (voir paragraphes 21 et 30 ci-dessus). En l'espèce, le Gouvernement n'a pas précisé quelle disposition de droit matériel aurait pu être invoquée dans le cas des requérants. Il n'a pas non plus produit d'exemple de pratique interne qui aurait pu démontrer l'effectivité de ce recours aux fins de l'article 35 § 1 de la Convention.
34.  Compte tenu de ces considérations et de l'absence d'exemples de pratiques internes, la Cour ne peut pas accepter l'argument du Gouvernement et considère que les requérants n'étaient pas tenus de se prévaloir d'une voie de droit supplémentaire.
35.  Deuxièmement, quant à la question de savoir si les requérants ont soulevé, au moins en substance, les questions relatives à la liberté d'expression, la Cour observe que, dans la procédure devant les juridictions administratives, les requérants n'ont effectivement pas invoqué spécifiquement l'article 10 de la Convention ou l'article 54 de la Constitution polonaise. En revanche, dans leurs recours, ils ont invoqué l'article 61 de la Constitution polonaise, alléguant que l'interdiction d'entrer au Sejm s'analysait en une limitation de leur droit à l'information du public (paragraphe 12 ci-dessus). En conséquence, la Cour estime qu'en invoquant une violation de leur droit d'accès à l'information publique, les requérants ont effectivement soulevé devant les juridictions internes tous les arguments pertinents au regard de l'article 10 de la Convention. Les requérants ont ainsi donné aux autorités nationales la possibilité de remédier aux violations alléguées à leur encontre.
36.  Dans ce contexte, la Cour conclut que les requérants ont fait tout ce que l'on pouvait raisonnablement attendre d'eux pour épuiser les voies de recours nationales. La Cour rejette donc l'exception préliminaire du gouvernement sur ce point.
2. Règle des six mois
(a) Observations des parties
37.  Le Gouvernement soutient également que les requérants n'ont pas respecté la règle des six mois prévue à l'article 35 § 1 de la Convention. Ils notent que l'expulsion des requérants de l'enceinte du Sejm le 22 juin 2017 n'a fait l'objet d'aucune plainte devant les autorités internes. En outre, les requérants avaient été interdits d'accès au Sejm les 31 juillet et 7 août 2017 (date de remise des lettres du chef de la sécurité parlementaire) alors que leur requête devant la Cour a été introduite le 9 mars 2019. S'appuyant sur la jurisprudence de la Cour (Fernie c. Royaume-Uni (déc.), no 14881/04, 5 janvier 2006), le Gouvernement observe que les requérants ne peuvent pas prolonger le délai en exerçant un recours inefficace pour leurs griefs tirés de la Convention.
38.  Les requérants n'étaient pas d'accord. Ils soutiennent qu'une plainte devant un tribunal administratif contre la décision du chef de la sécurité du Parlement constitue en principe un recours effectif. À cet égard, ils se réfèrent aux jugements rendus par les juridictions administratives dans d'autres affaires dans lesquelles les juridictions ont examiné des plaintes similaires sur le fond (voir les points 23 à  25 ci-dessus). Les requérants soutiennent également que la procédure devant les juridictions administratives dans leurs affaires visait directement à remédier à la violation alléguée de leurs droits au titre des articles 10 et 11 de la Convention.
(b) L'appréciation de la Cour
39.  La Cour rappelle que le délai de six mois court à compter de la date de la décision finale dans le processus d'épuisement des voies de recours internes. Si un requérant exerce un recours voué à l'échec dès le départ, la décision relative à ce recours ne peut être prise en compte pour le calcul du délai de six  mois (voir Jeronovičs c. Lettonie [GC], no 44898/10, § 75, 5 juillet 2016).
40.  En l'espèce, les requérants ont introduit des recours devant le tribunal administratif régional de Varsovie contre la décision du chef de la sécurité du Parlement. Leurs recours ont été examinés par des juridictions à deux niveaux et finalement rejetés au motif que la décision du chef de la sécurité du Parlement ne pouvait pas être contestée devant les juridictions administratives (voir paragraphes 13 et 15 ci-dessus). Si l'effectivité de ce recours a été contestée par le Gouvernement, les requérants ont présenté des exemples de jugements internes rendus dans des affaires similaires où les juridictions administratives avaient accepté des plaintes contre des mesures imposées par le chef de la sécurité du Parlement et les avaient examinées au fond (voir paragraphes 2325  et 38 ci-dessus). Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que les requérants ne doivent pas être pénalisés pour avoir tenté de trouver une solution juridique au niveau interne par des voies de recours disponibles qui n'excluaient pas toute perspective de succès.
41.  Ainsi, les décisions finales dans l'affaire ont été rendues par la Cour administrative suprême le 29 août 2018 (notifiées le 10 septembre 2018) et le 16 novembre 2018 (voir paragraphe 15 ci-dessus) alors que les requérants ont introduit leur requête devant la Cour le 9 mars 2019. Cela étant, la Cour conclut que les requérants ont respecté le  délai de six mois prévu à  l'article 35 § 1. Il y a donc lieu de rejeter l'exception du  Gouvernement.
3. Absence de désavantage significatif
(a) Observations des parties
42.  Enfin, le Gouvernement soutient que les requérants n'ont pas subi de désavantage important au sens de l'article 35 § 3 b) de la Convention. Il fait valoir que les comptes rendus des débats parlementaires sont accessibles au public sous la forme de procès-verbaux et de diffusions en ligne. Ainsi, les requérants ne peuvent raisonnablement prétendre que leur droit d'obtenir des informations sur les activités du Sejm a été violé du fait qu'ils ont été privés de l'accès aux locaux du Parlement.
43.  Les requérants ne sont pas d'accord avec les arguments du gouvernement et soutiennent que le droit d'obtenir des informations sur les activités des organes de l'administration publique est un droit garanti par la Constitution polonaise.
(b) L'appréciation de la Cour
44.  La Cour estime que la question de savoir si les requérants ont subi un " désavantage important " en l'espèce est étroitement liée à leurs griefs relatifs à une violation de leur droit à la liberté d'expression. Elle estime donc que cette objection particulière soulevée par le Gouvernement doit être jointe au fond de l'affaire.
4. Conclusion générale sur la recevabilité
45.  La Cour constate que la requête n'est ni manifestement mal fondée  ni irrecevable pour les autres motifs énumérés à l'article 35 de la Convention. Elle doit donc être déclarée recevable.
C. Mérites
1. Observations des parties
(a) Les candidats
46.  Les requérants ont fait valoir que la mesure imposée par le chef de la sécurité du Parlement leur interdisant d'entrer au Sejm pendant un an avait constitué une ingérence dans leur liberté d'expression.
47.  Ils ont également fait valoir que la décision du chef de la sécurité du Parlement ne pouvait être considérée comme une base juridique appropriée pour restreindre leur droit à la liberté d'expression. La décision avait été prise en vertu de l'article 21 de l'ordonnance du président, qui était un instrument interne relatif aux questions d'accès aux bâtiments du Sejm. De plus, l'ordonnance avait été émise par le président du Sejm et n'appartenait pas au catalogue fermé des sources de droit. L'article 21 de l'ordonnance manque de précision et de clarté. Il ne précisait pas les raisons pouvant justifier la suspension du droit d'un individu à pénétrer dans l'enceinte et les bâtiments du Sejm, se contentant d'évoquer des "cas justifiés", dont l'interprétation était laissée au chef de la sécurité du Parlement. En outre, cette disposition n'indiquait pas de période minimale ou maximale pour laquelle la restriction pouvait être imposée. Selon eux, les requérants ne pouvaient pas prévoir avec certitude que leurs actions entraîneraient une interdiction temporaire d'accès au Sejm.
48.  Les requérants soutiennent en outre que l'interdiction temporaire d'entrer au Sejm n'était pas "nécessaire dans une société démocratique". Ils avaient simplement participé à un rassemblement pacifique dans l'enceinte du Sejm et déployé une banderole portant l'inscription "Defend Independent Courts" (Défendez les tribunaux indépendants). Ils avaient reçu des laissez-passer les autorisant à pénétrer dans l'enceinte du Sejm. En déroulant la banderole, ils n'ont pas constitué une menace pour la sécurité publique et n'ont pas causé de troubles à l'ordre public ni mis en danger les droits d'autres personnes. En outre, leur action n'a pas porté atteinte à la dignité du Sejm et n'a pas causé de danger pour la circulation routière à proximité du Sejm.
49.  Selon eux, aucun "besoin social impérieux" ne justifiait l'ingérence dans leur liberté au titre de l'article 10 de la Convention. Ils avaient simplement participé à un débat public sur une question controversée relative aux réformes du système judiciaire.
50.  Ils ont également soutenu que l'interdiction d'entrer au Sejm pour une période d'un an constituait une sanction disproportionnée. Cette sanction avait été imposée de manière arbitraire sur la base de dispositions juridiques vagues. Le chef de la sécurité du Parlement n'a fourni aucun argument à l'appui de cette mesure. De plus, elle a été imposée a posteriori et par contumace. Enfin, la mesure leur a été notifiée par lettre et il n'y a eu aucun moyen de la contester efficacement devant un tribunal.
51.  Ils ont conclu que l'interdiction temporaire d'entrer au Sejm aurait pu avoir un "effet paralysant" sur l'expression publique.
(b) Le gouvernement
52.  Le Gouvernement soutient qu'il n'y a pas eu d'ingérence dans la liberté d'expression des requérants. Les requérants n'ont pas été inquiétés lorsqu'ils ont exprimé leurs opinions au cours d'une manifestation. La mesure a été imposée aux requérants en conséquence de leurs actes et n'a pas porté atteinte à leur liberté d'expression.
53.  La mesure avait été imposée en vertu de l'article 21, paragraphe 1, de l'ordonnance n° 1 du président du Sejm. 1 du président du Sejm. Selon le Gouvernement, les requérants auraient pu prévoir que leurs actions entraîneraient l'application de mesures visant à assurer la sécurité publique. Les dispositions pertinentes ont été accessibles au public et ont atteint le niveau requis de précision et de prévisibilité. En outre, la mesure imposée a servi le but légitime d'assurer la sécurité publique, de protéger les droits d'autrui et de prévenir le désordre.
54.  Le Gouvernement soutient que les actions des autorités nationales étaient nécessaires dans une société démocratique. La mesure imposée aux requérants résultait du fait qu'ils n'avaient pas respecté les règles relatives à la sécurité des bâtiments et des terrains du Sejm et avait été relativement clémente. Contrairement à l'affaire Selmani (Selmani et autres c. l'ex-République yougoslave de Macédoine, no 67259/14, 9 février 2017), les requérants en l'espèce n'étaient pas des journalistes et n'avaient donc pas droit automatiquement, en raison de leur profession, à un laissez-passer les autorisant à pénétrer dans les locaux du Sejm. En outre, les requérants n'ont fait l'objet d'aucune amende administrative en raison de leurs actes. Le Gouvernement rappelle également qu'il n'existe pas d'obligation générale d'autoriser l'accès à tout lieu, privé ou public, à une personne non autorisée souhaitant exprimer ses opinions.
55.  Enfin, les raisons des décisions concernant les requérants, à savoir la méconnaissance délibérée des règles applicables, ont été expliquées dans les lettres du chef de la sécurité du Parlement. Le Gouvernement conclut à la non-violation de l'article 10 de la Convention.
2. Observations du tiers intervenant
56.  Le Commissaire aux droits de l'homme de la République de Pologne (" le Commissaire ") a souligné que la présente affaire devait être considérée à la lumière d'une politique générale visant à restreindre la liberté d'expression et à étouffer les opinions critiques à l'égard des personnes au pouvoir. Le Commissaire a mentionné des exemples de restrictions à la capacité des journalistes à se déplacer librement dans les bâtiments parlementaires, des changements dans le financement public des ONG et des limitations à l'accès des citoyens polonais au Parlement.
57.  Le Commissaire a souligné que le droit d'accès aux sessions du Sejm était lié, dans la Constitution polonaise, au droit d'obtenir des informations sur les activités des organes publics ainsi que des personnes exerçant des fonctions publiques. L'exercice de ce droit est également étroitement lié à l'exercice de la liberté d'expression en vertu de l'article 10 de la Convention. En vertu de l'article 4 de la Constitution, le pouvoir suprême dans la République de Pologne est dévolu à la nation, qui l'exerce directement ou par l'intermédiaire de ses représentants. Par conséquent, les citoyens devraient être habilités à contrôler le travail de leurs représentants. De l'avis du Commissaire, les dispositions de l'ordonnance no. 1 ne constituent pas une base légale pour la limitation du droit constitutionnel à l'information.
58.  L'intervenant a également noté qu'il y avait deux courants dans la jurisprudence  des tribunaux administratifs en ce qui concerne les personnes qui faisaient appel des décisions du chef de la sécurité du Parlement. Dans  un premier temps, les juridictions administratives avaient jugé ces recours irrecevables en droit au motif que le chef de la sécurité du Parlement n'était pas considéré comme une "autorité administrative" (voir, par exemple, le jugement du tribunal administratif régional de Varsovie du 4 octobre 2018 (affaire IV SA/Wa 1892/18)). Par la suite, cependant, les tribunaux ont adopté une approche différente. Dans un arrêt du 13 décembre 2018, le tribunal administratif de Varsovie (affaire IV SA/Wa 1979/18) a estimé qu'il pouvait examiner un recours contre la mesure prise par le chef de la sécurité du Parlement, car une telle mesure constituait un acte d'administration publique (voir le point 23 ci-dessus). De même, dans deux arrêts du 12 février 2019 (affaires IV SA/Wa 2001/18 et IV SA/Wa 2018/18), le même tribunal a confirmé que le refus d'accorder l'accès à une réunion d'un organe collégial de l'autorité publique était un acte relatif à des droits constitutionnels légitimes et relevait de la compétence des juridictions administratives (voir paragraphe 24 ci-dessus).
3. L'appréciation de la Cour
(a) Principes généraux
59.  Les principes généraux concernant la nécessité d'une ingérence dans le droit à la liberté d'expression ont été résumés dans l'affaire Pentikäinen c. Finlande ([GC], no 11882/10, §§ 87-91, CEDH 2015).
60.  La Cour rappelle en outre que toutes les personnes, y compris les journalistes, qui exercent leur liberté d'expression assument des " devoirs et responsabilités ", dont l'étendue dépend de leur situation et des moyens techniques qu'ils utilisent (voir, par exemple, Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49 in fine, série A no 24).
61.  En outre, lorsqu'une ONG attire l'attention sur des questions d'intérêt public, elle exerce un rôle de surveillance publique d'une importance similaire à celle de la presse (voir Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no. 48876/08, § 103, CEDH 2013 (extraits)) et peut être qualifiée de " chien de garde " social justifiant une protection similaire à celle accordée à la presse par la Convention (ibidem et voir Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], no 18030/11, § 166, 8 novembre 2016).
62.  Outre les facteurs susmentionnés, l'équité de la procédure et les garanties procédurales offertes sont des éléments qui, dans certaines circonstances, peuvent devoir être pris en compte lors de l'appréciation de la proportionnalité d'une ingérence dans la liberté d'expression (voir Karácsony et autres c. Hongrie [GC], nos 42461/13 et 44357/13, § 133, 17 mai 2016, avec d'autres références).
(b) Application de ces principes à la présente affaire
(i) L'existence d'une interférence
63.  La Cour observe que la mesure imposée aux requérants - l'interdiction de pénétrer dans les bâtiments et terrains du Sejm pour une période d'un an (paragraphe 11 ci-dessus) - a manifestement eu des effets négatifs sur eux, notamment en les empêchant d'obtenir des informations sur les activités des organes de l'administration publique, ce qui a eu un impact négatif sur la capacité des requérants à exercer leur droit à la liberté d'expression. La Cour rejette donc l'argument du Gouvernement selon lequel les mesures litigieuses n'ont pas porté atteinte aux droits des requérants garantis par l'article 10 de la Convention (paragraphe 52 ci-dessus) et admet qu'il y a eu ingérence dans leur droit à la liberté d'expression (Selmani et autres, précité, § 61).
64.  Au regard du paragraphe 2 de l'article 10, une telle ingérence dans le droit à la liberté d'expression des requérants doit être " prévue par la loi ", poursuivre un ou plusieurs buts légitimes et être " nécessaire dans une société démocratique " (voir Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, § 141, 27 juin 2017).
(ii) L'interférence était-elle justifiée ?
65.  Les parties ont convenu que l'ingérence litigieuse avait une base en droit interne, à savoir l'article 21 de l'ordonnance du président de 2008 (voir les paragraphes 47 et 53 ci-dessus). Les requérants contestaient la qualité de cette loi, estimant qu'elle manquait de précision et de clarté car elle ne précisait pas les raisons pouvant justifier la suspension du droit d'un individu à pénétrer dans les locaux du Sejm et laissait ainsi une large marge d'interprétation au chef de la sécurité du Parlement (voir paragraphe 47 ci-dessus). Toutefois, la Cour ne considère pas que la disposition en question était trop large ou imprécise. En tout état de cause, l'argumentation des requérants portait plus spécifiquement sur la question de savoir si l'ingérence était " nécessaire dans une société démocratique ", question que la Cour examinera plus loin (voir Kasabova c. Bulgarie, no 22385/03, § 52, 19 avril 2011).
66.  La Cour admet en outre que la sanction imposée aux requérants peut être comprise comme visant à prévenir toute perturbation des travaux du Sejm et à assurer ainsi son fonctionnement effectif, et donc comme poursuivant les buts légitimes de " prévention des troubles " et de " protection des droits d'autrui " (comparer Mándli et autres c. Hongrie, no 63164/16, § 57, 26 mai 2020).
67.  En l'espèce, les requérants ont pris part à une manifestation pacifique à l'extérieur des locaux du Sejm. Ils avaient en outre obtenu des laissez-passer pour entrer dans les locaux du Sejm et, en entrant dans l'enceinte, ils ont déployé une banderole sur laquelle on pouvait lire " Defend Independent Courts " (Défendez les tribunaux indépendants). Immédiatement après, ils ont été escortés hors de l'enceinte du Sejm (voir paragraphes 7-10 ci-dessus). La Cour accepte l'argument des requérants selon lequel, en déroulant la banderole, ils participaient à un débat public sur la question des réformes du système judiciaire et souhaitaient transmettre leur message aux parlementaires (paragraphe 48 ci-dessus).
68.  En ce qui concerne l'intérêt des requérants à être autorisés à entrer au Sejm à la suite de cet incident, la Cour admet également qu'il pourrait être lié à des questions sur lesquelles le public avait un intérêt légitime à être informé, par exemple en obtenant une connaissance directe et de première main fondée sur une expérience personnelle des événements et des délibérations qui se déroulaient au Sejm polonais (voir Selmani et autres, précité, § 84). Les intérêts concurrents à mettre en balance en l'espèce sont donc tous deux de nature publique, à savoir : i) l'intérêt public à ce que le service de sécurité du Parlement puisse maintenir l'ordre dans l'enceinte du Sejm et assurer la sécurité publique et le bon déroulement des travaux parlementaires, et ii) l'intérêt public à recevoir des informations sur une question importante pour la société (comparer Mándli et autres, précité, §§ 66 et 67).
69.  La Cour note en outre qu'elle a déjà souligné l'intérêt fondamental d'assurer le fonctionnement effectif du Parlement dans une démocratie (voir Karácsony et autres, précité, § 143 avec d'autres références). La Cour a également admis que les parlements avaient droit à un certain degré de déférence lorsqu'ils réglementaient la conduite au Parlement afin d'éviter de perturber les travaux parlementaires et que le contrôle de la Cour sur ces réglementations devait être limité (voir Mándli et autres, précité, § 69).
70.  cet égard, la Cour note que l'incident s'étant produit à l'extérieur du bâtiment du Sejm, la présente affaire doit être distinguée des situations dans lesquelles des mesures ont été prises en réponse à des discours ou à des comportements portant directement atteinte au bon déroulement des débats parlementaires (voir Karácsony et autres et Selmani et autres, tous deux précités).
71.  La Cour observe en outre qu'en l'espèce les parties n'étaient pas d'accord sur la question de savoir si l'action des requérants avait perturbé le travail et le fonctionnement ordinaires du Sejm. Le Gouvernement soutient que les requérants n'ont pas respecté les règles relatives à la sécurité des locaux du Sejm et ont bloqué une route intérieure (paragraphe 9 ci-dessus). Dans le même temps, les requérants soutiennent qu'ils n'ont pas troublé ou porté atteinte à la dignité du Sejm par leurs actions. Ils n'avaient pas bloqué les routes internes du domaine du Sejm puisqu'il n'y avait ni piétons ni véhicules à proximité au moment de la manifestation (voir paragraphe 8 ci-dessus). De son côté, le chef de la sécurité parlementaire s'est contenté, dans les lettres adressées aux requérants, d'indiquer que ceux-ci avaient " troublé l'ordre public " (paragraphe 11 ci-dessus). Toutefois, cette conclusion n'a été examinée par aucun organe public. Etant donné que les parties ont présenté des comptes rendus contradictoires, la Cour ne dispose pas d'une base suffisante pour conclure que les requérants ont ou non enfreint un règlement interne sur la circulation routière dans l'enceinte du Sejm.
72.  Toutefois, même à supposer que la sanction imposée aux requérants ait été étayée par des motifs pertinents et suffisants, la Cour estime qu'il est plus approprié d'axer son contrôle sur la question de savoir si la restriction du droit des requérants à la liberté d'expression était assortie de garanties effectives et adéquates contre les abus (voir Mándli et autres, précité, §§ 71, 72).
73.  S'agissant de la manière dont la sanction a été infligée aux requérants, la Cour rappelle que les garanties procédurales doivent être adaptées au contexte parlementaire, en gardant à l'esprit les principes généralement reconnus de l'autonomie parlementaire et de la séparation des pouvoirs (ibidem, § 72). Elle n'exclut pas un contrôle par un organe public mis en place par le parlement.
74.  La Cour observe à cet égard qu'à l'époque des faits, le droit interne, à savoir l'ordonnance du président du Sejm du 9 janvier 2008 (voir paragraphe 20 ci-dessus), contenait une disposition permettant de suspendre le droit d'accès aux bâtiments et aux terrains " dans des cas justifiés, en vue de maintenir la paix et l'ordre et d'assurer la sécurité du Sejm et du Sénat ". Cette disposition ne prévoyait pas la possibilité pour les personnes ainsi sanctionnées d'être impliquées dans la procédure décisionnelle correspondante. Dans le cas des requérants, la procédure a consisté en l'envoi de lettres par le chef de la sécurité du Parlement les informant d'une interdiction temporaire d'entrer au Sejm (voir paragraphe 11 ci-dessus).  En outre, il apparaît que l'ordonnance ne prévoyait pas de procédure claire de contestation de la mesure où les requérants auraient pu présenter leurs arguments.
75.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que, dans les circonstances de l'espèce, l'ingérence contestée dans le droit des requérants à la liberté d'expression n'a pas été assortie de garanties procédurales adéquates.
76.  A la lumière des considérations qui précèdent, la Cour rejette l'exception préliminaire du Gouvernement (paragraphes 42 et 44 ci-dessus) selon laquelle les requérants n'ont pas subi de " désavantage important ". Elle conclut en outre que l'ingérence dans le droit des requérants à la liberté d'expression n'était pas " nécessaire dans une société démocratique " au sens de l'article 10 de la Convention et que, par conséquent, il y a eu violation de cette disposition.
 
II. APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
77.  L'article 41 de la Convention prévoit :
"Si la Cour constate une violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante concernée ne permet qu'une réparation partielle, la Cour accorde, s'il y a lieu, une satisfaction équitable à la partie lésée".
A. Dommages
78.  Les requérants réclament conjointement 1 000 euros (EUR) au titre du  préjudice moral.
79.  Le gouvernement a contesté cette affirmation.
80.  La Cour admet que les requérants ont subi un préjudice moral - tel que la détresse et la frustration résultant de la restriction qui leur a été imposée en l'espèce - qui n'est pas suffisamment compensé par le constat d'une violation de la Convention. Elle accorde l'intégralité du montant réclamé, majoré de la taxe éventuellement exigible.
B. Coûts et dépenses
81.  Les requérants réclament également, conjointement, 198 EUR pour les frais et dépens encourus devant les juridictions internes et 2 163 EUR pour ceux encourus devant la Cour.
82.  Le gouvernement reconnaît que les requérants ont soumis des documents à l'appui de leurs demandes et demande à la Cour d'évaluer si ces coûts ont été nécessairement encourus et s'ils sont raisonnables quant à leur montant.
83.  Selon la jurisprudence du Tribunal, un requérant n'a droit au remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où il est démontré que ceux-ci ont été réellement et nécessairement exposés et qu'ils sont raisonnables quant à leur montant. En l'espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, le Tribunal estime raisonnable d'allouer aux requérants, conjointement, la somme de 2 361 EUR, couvrant les frais de tous ordres, majorée de toute taxe pouvant être mise à la charge des requérants.
 
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. joint au fond l'objection du gouvernement relative à l'absence de désavantage important et la rejette ;
2. Déclare la demande recevable ;
3. Dit qu'il y a eu violation de l'article 10 de la Convention ;
4. Tenue
(a) que l'État défendeur doit verser aux requérants, conjointement, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l'arrêt est devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, les montants suivants, à convertir dans la monnaie de l'État défendeur au taux applicable à la date du règlement :
(i) 1 000 EUR (mille euros), plus toute taxe éventuelle, au titre du dommage moral ;
(ii) 2 361 EUR (deux mille trois cent soixante et un euros), plus toute taxe pouvant être mise à la charge des requérants, au titre des frais et dépens ;
(b) qu'à partir de l'expiration des trois mois susmentionnés et jusqu'au règlement, des intérêts simples seront dus sur les montants susmentionnés à un taux égal au taux de prêt marginal de la Banque centrale européenne pendant la période de défaillance, majoré de trois points de pourcentage.
 
 
 
 
 
 
 
 
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