La passivité des autorités face aux violences domestiques subies par la victime, qui en est finalement morte
La déficience des autorités face aux violences subies par les femmes dans le cadre de leur propre foyer est souvent dénoncée comme formant un problème structurel que de nombreux Etats ne prennent pas suffisamment au sérieux.
La CEDH vient de rappeler sa position dans un arrêt Gaidukevich c. Géorgie du 15 juin 2023, où elle rappelle les obligations positives qui pèsent sur les Etats, tant de façon préventive ( obligation de prendre les mesures préventives adéquates pour protéger la fille de la requérante victime de violences domestiques qui ont abouties à son décès) que de façon curative (obligation d'enquêter efficacement sur la réaction des autorités chargées de l'application de la loi), si l'on veut sortir d'un arrière-plan d'échec systémique à lutter contre la violence fondée sur le sexe.
La victime a déposé16 plaintes pour violences avant d'être retrouvé morte dans l'appartement de son ancien compagnon
La fille du requérant , A.L., fréquentait depuis 2012 un homme nommé G.K., dont elle eut un enfant, leur relation étant marquées par des disputes constantes liées à l'addiction de G.K. au jeu et à l'alcool, aux problèmes financiers et au comportement violent qui s'ensuivaient.
A.L. a porté plainte à la police à propos du comportement violent de G.K. à au moins seize reprises.
Le 19 février 2017, elle a été retrouvée pendue dans l'appartement de G.K.
Une enquête pénale a été ouverte, G.K. a déclaré qu'A.L. était venue chez lui le 18 février 2017 vers 22 heures, qu'il avaient eu une dispute sans gravité et qu'ils sont allés ensuite se coucher, qu'en se reveillant en pleine nuit pour aller dans la salle de bain il y avait trouvé A.L. pendue.
Le 21 avril 2017, un rapport médico-légal a qu'A.L. était décédée par asphyxie, notant de multiples blessures sur son corps et son visage.
L'ancien compagnon reconnu coupable d'incitation aggravée au suicide
Le 09 février 2018, le tribunal municipal de Tbilissi a déclaré G.K. coupable d'incitation aggravée au suicide et l'a condamné à trois ans d'emprisonnement.
Le 26 novembre 2018, la Cour d'appel de Tbilissi a confirmé sa condamnation .
Le 09 juillet 2019, la Cour suprême a accueilli le pourvoi de G.K., modifiant sa condamnation d'incitation au suicide en violence domestique, réduisant sa peine d'emprisonnement à un an et le déclarant libre après l'audience.
Les plaintes pénales contre les autorités répressives compétentes
La mère de la victime a déposé plainte auprès du procureur général pour qu'une enquête pénale soit ouverte sur l'inaction des forces de l'ordre concernés malgré les signalements répétés de violences domestiques.
Le 03 juillet 2018, le parquet ouvrit une procédure pénale contre la police pour négligence, et par la suite vingt-trois fonctionnaires de police ont été interrogés, qui ont indiqué que les incidents n'étaient pas d'une nature particulièrement violente et qu'A.L. avait été dûment informée de l'existence de centres d'accueil pour les victimes de violence domestique et des autres démarches qu'elle pouvait entreprendre.
Cette procédure pénale est toujours en cours.
Les plaintes civiles contre les autorités chargées de l'application de la loi
Le 29 mai 2018, la mère de la victime a assigné le ministère de l'Intérieur et le bureau du procureur général pour manquement à l'obligation de protéger la vie de sa fille, demandant une indemnisation au titre du préjudice moral.
Le 02 mai 2019, le Tribunal municipal de Tbilissi a fait partiellement droit à sa demande, lui accordant une indemnité équivalente à 8 000 € environ, en jugeant qu'il existait un lien de causalité entre l'inactivité des fonctionnaires de police concernés et le décès.
Le 12 février 2020, la Cour d'appel de Tbilissi a confirmé le jugement, portant l'indemnité à l'équivalent de 16 000 €.
Le 14 avril 2022, la Cour suprême a confirmé la décision de la juridiction d'appel, notant qu'au vu des seize appels d'urgence passés à la police par A.L., des trois ordonnances restrictives émises à l'encontre de G.K. et de la procédure pénale engagée mais rapidement abandonnée contre G.K., dans laquelle il avait été établi que G.K. avait giflé A.L., les organes compétents chargés de l'application de la loi connaissaient ou auraient dû connaître l'existence de risques réels et immédiats pour la sécurité de la fille de la requérante.
La procédure devant la CEDH
La requérante a invoqué les articles 2, 3 et 14 de la Convention pour se plaindre que les autorités nationales n'avaient pas protégé sa fille des violences domestiques qu'elle subissait et qu'elles n'ont pas mené d'enquête pénale efficace sur les circonstances ayant conduit à son décès.
La Cour a requalifié les griefs pour les examinér sous l'angle de l'article 2 combiné avec l'article 14.
La Cour rejette aussi les objections sur la perte éventuelle par la requérante de son statut de victime en fonction de l'issue des différentes procédures internes encore en cours et le caractère prématuré de la requête, ce qui n'était pas évident a priori.
Sur le fond, la Cour rappelle les principes de base, à savoir l'existence pour l'Etat de l'obligation positive, au titre de l'article 2 de la Convention, de prendre des mesures préventives pour protéger les personnes dont la vie est menacée par les violences d'autrui, dont la portée et le contenu dans le contexte de la violence domestique suppose que les autorités :
- répondent immédiatement aux allégations de violence domestique ;
- vérifient s'il existe un risque réel et immédiat pour la vie de la victimes, par une évaluation autonome, proactive et complète du risque létal ;
- prennent des mesures effective de prévention et de protection, adéquates et proportionnées au niveau de risque.
De plus, l'obligation de mener une enquête effective sur tous les actes de violence domestique est également un élément essentiel des obligations de l'Etat, cette enquête devant être rapide et approfondie, une diligence particulière étant requise dans les affaires de violence domestique
La Cour rappelle aussi que le manquement d'un Etat à protéger les femmes contre la violence domestique viole leur droit à une égale protection devant la loi.
Les appliquant à l'espèce, la Cour observe que le point essentiel est que l'inactivité et la négligence des autorités ont été l'une des principales raisons pour lesquelles on a laissé les violences domestiques s'aggraver, jusqu'à la mort d'A.L. En conséquence, il en découlait une obligation d'enquêter sur l'inaction des forces de l'ordre concernées.
Sur l'enquête pénale pour négligence des autorités
Ici, bien que la procédure soit en cours depuis cinq ans, cette enquête menée sur les négligences de la police n'a abouti à aucun résultat et la Cour considère habituellement que le caractère prolongé d'une procédure est un indice fort de son caractère défectueux, au point de constituer une violation des obligations positives de l'État défendeur.
Quant au contenu des inverstigations, la Cour relève que les enquêteurs n'ont pas cherché à établir la responsabilité des policiers pour leur prétendue absence de réaction appropriée.
La Cour reconnait que la requérante a pu se plaindre des ces défaillances avec succès dans le cadre d'une procédure civile, obtenant ainsi la reconnaissance de la négligence imputable à l'Etat et une indemnisation mais elle objecte que les juridictions civiles n'ont pas pu statuer sur l'existence d'un éventuel préjugé sexiste et son action civile n'a pas pu permettre de tirer des conclusions quant à la responsabilité pénale individuelle des agents des forces de l'ordre concernés.
Sur la condamnation de G.K.
Concernant la poursuite et la condamnation de G.K., la Cour remarque que la thèse du suicide a été hâtivement acceptée par les autorités dès le premier jour de l'enquête, sans qu'aucune autre version n'ait jamais été envisagée, les enquêteurs n'ayant jamais cherché à savoir si les multiples blessures identifiées sur le corps et le visage de la victime ou la multitude d'incidents violents antérieurs pouvaient faire penser à un meurtre, voire à un féminicide.
Sur l'enquête pénale précédant le décès
La Cour estime que, si les autorités avaient procédé à une évaluation correcte des risques liés à l'ensemble des incidents, il est probable qu'elles auraient estimé que G.K. représentait un risque réel et immédiat pour A.L., mais il ne semble pas que les personnes ayant pris en charge les plaintes d'A.L. aient été spécifiquement formées à la dynamique de la violence domestique, malgré ce qu''exige la jurisprudence de la Cour.
Quant à la question de savoir si les autorités ont pris des mesures préventives adéquates dans les circonstances, la CEDH rejoint les conclusions de la Cour Suprême qui a jugé que la police et le parquet ont manqué à leurs obligations, notamment en n'ouvrant pas d'enquête pénale appropriée sur les années de violences physiques et psychologiques subies par la victime, dont la conséquence directe a été son décès.
La CEDH ajoute que la déficience des autorités est particulièrement alarmante lorsqu'elle est évaluée dans le contexte national pertinent de l'échec documenté et répété des autorités géorgiennes à prévenir et à faire cesser la violence contre les femmes, y compris la violence domestique.
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