Entre l'impératif de respect du devoir de réserve et la protection du droit de participer à un débat d'intérêt général, la question de la liberté d'expression de certains types de fonctionnaires n'est pas aisée à trancher ab initio et fait l'objet d'une jurisprudence très casuistique.
C'est ainsi que la CEDH a jugé, à l'unanimité, le 06 juin 2023 dans l’affaire Sarısu Pehlivan c. Türkiye (en 2023 la CEDH ne dit plus "Turquie" parce qu'en anglais ça fait dinde, argument évidemment imparable), que la sanction infligée à une magistrate, par ailleurs Secrétaire générale du Syndicat des juges, pour avoir accordé une interview publiée par un quotidien national, a violé sa liberté d’expression.
En résumé
La CEDH note que, si la requérante était tenue de respecter le devoir de réserve et de retenue inhérent à sa fonction de magistrate, elle assumait aussi en tant que secrétaire générale d’un syndicat de magistrats un rôle d’acteur de la société civile.
Donc, les propos tenus par la requérante relevaient clairement d’un débat sur des questions d’intérêt public et appelaient un niveau élevé de protection de la part de la CEDH et de l'article 10 de la Convention.
Les implications politiques des déclarations de la requérante sur les questions en cause ne sauraient suffire à elles seules pour restreindre sa liberté d’expression en tant que secrétaire générale du Syndicat des juges dans un domaine touchant à l’essence de sa profession.
De plus, la CEDH considère que la motivation de la décision de sanction prise par le Conseil des juges et des procureurs ne fournit pas les garanties procédurales adéquates : cette motivation ne comporte pas de développements propres à ménager une mise en balance adéquate entre le droit à la liberté d’expression de la requérante et le devoir de réserve et de retenue qui lui incombait en tant que magistrate.
La CEDH insiste particulièrement sur ces absences de garanties procédurales au niveau de la procédure disciplinaire en soulignant que la "mise en balance" que la CEDH aurait attendu n’apparaît pas non plus dans les décisions qui ont été rendues par la suite par les diverses instances du Conseil des juges et des procureurs qui ont traité les recours et réclamations formées par la requérante.
Plus en détails
La requérante, Mme Ayşe Sarısu Pehlivan, est une ressortissante turque, juge à Karşıyaka, dans la province d’İzmir, et également secrétaire générale du Syndicat des juges, syndicat visant à promouvoir l’État de droit et à préserver l’indépendance et l’impartialité du pouvoir judiciaire.
Le 20 février 2017, le quotidien national Evrensel publia par écrit et sur son site Internet une interview de Mme Sarısu Pehlivan.
Le 21 février 2017, la troisième chambre du Haut conseil des juges et des procureurs (HCJP), décida de transmettre pour examen à un inspecteur une lettre de dénonciation reçue concernant cette interview.
Le 20 juin 2017, conformément à la proposition faite par l’inspecteur à la suite de son contrôle, la première chambre du Conseil des juges et des procureurs (CJP - sous sa nouvelle appellation donnée après l’entrée en vigueur des amendements constitutionnels) délivra une autorisation d’enquête concernant Mme Sarısu Pehlivan.
Le 20 septembre 2018, la deuxième chambre du CJP infligea tout d’abord à la requérante, en application de l’article 65 § 2 a) de la loi n o 2802 sur les juges et les procureurs, une sanction de blâme, puis, faisant application de l’article 70 de la loi no 2802, et en considération du travail accompli par l’intéressée, de ses antécédents positifs et de ses promotions, elle décida d’alléger la sanction prononcée et lui imposa une retenue de deux jours de salaire.
Le 20 novembre 2018, Mme Sarısu Pehlivan demanda à la deuxième chambre du CJP un réexamen de la décision du 20 septembre 2018, invoquant notamment les libertés d’association et d’expression dont jouissaient les magistrats.
Le 3 janvier 2019, la deuxième chambre du CJP rejeta la demande. Le 2 mai 2019, l’Assemblée plénière du CJP rejeta l’opposition que la requérante avait formée contre la décision du 3 janvier 2019, estimant que tant la décision que sa motivation étaient conformes à la procédure et à la loi.
Le 26 novembre 2019, la requérante saisit la CEDH et soutient que la sanction disciplinaire qui lui a été infligée en conséquence des déclarations qu’elle avait faites dans le cadre d’une interview publiée par un quotidien national constitue une violation de son droit à la liberté d’expression.
La Cour relève tout d’abord que la requérante était juge lorsqu’elle a formulé les propos litigieux et préciser qu'il ne fait pas de doute que ce statut spécifique, par sa contribution au bon fonctionnement de la justice et ainsi à la confiance du public en celle-ci, lui assignait un devoir de garant des libertés individuelles et de l’État de droit.
La Cour observe ensuite qu’à l’époque des faits, la requérante était également secrétaire générale du Syndicat des juges, une organisation syndicale agissant pour la défense de l’État de droit et de l’indépendance de la justice, et que c’est en cette qualité qu’elle a été interviewée.
De ce fait, compte tenu de la fonction de « chien de garde social » que cette organisation non gouvernementale pouvait assumer, la requérante avait non seulement le droit mais encore le devoir, en tant que secrétaire générale d’un syndicat légal qui continuait à mener ses activités librement, de formuler un avis sur les questions concernant le fonctionnement de la justice.
Par conséquent, la Cour note, d’une part, que si la requérante était tenue de respecter le devoir de réserve et de retenue inhérent à sa fonction de magistrate, elle assumait d’autre part, en tant que secrétaire générale d’un syndicat de magistrats, un rôle d’acteur de la société civile.
Ainsi, l’intéressée avait le droit et le devoir de donner son avis sur des réformes constitutionnelles susceptibles d’avoir une incidence sur la magistrature et sur l’indépendance de la justice.
S’agissant de la teneur des propos de la requérante, la Cour relève qu’ils avaient pour objet les modifications prévues par la réforme constitutionnelle et la manière dont celles-ci, en particulier celles apportées au HCJP, pourraient se répercuter sur le pouvoir judiciaire, le processus de syndicalisation dans le corps judiciaire ainsi que les travaux menés par les organisations syndicales des magistrats.
De l’avis de la Cour, l’ensemble des propos tenus questionnaient l’indépendance du pouvoir judiciaire vis-à-vis de l’exécutif et soulignaient l’importance de préserver cette indépendance. La Cour considère donc que ces déclarations relevaient clairement d’un débat sur des questions d’intérêt public et appelaient un niveau élevé de protection.
Même si des réserves peuvent être émises concernant des déclarations politiques émanant des membres du corps judiciaire, en l’espèce, les implications politiques des déclarations de la requérante sur les questions susmentionnées ne sauraient suffire à elles seules pour restreindre sa liberté d’expression en tant que secrétaire générale du Syndicat des juges dans un domaine touchant à l’essence de sa profession.
Par ailleurs, il importe de souligner que, même si la sanction de retenue de salaire pour deux jours infligée en l’espèce peut être considérée comme relativement modérée, l’imposition de cette sanction à la requérante a eu, par sa nature même, un effet dissuasif non seulement sur l’intéressée elle-même, mais aussi sur la magistrature dans son ensemble, en particulier sur les magistrats désireux de participer à des débats publics sur des réformes législatives ou constitutionnelles susceptibles d’avoir des incidences sur le pouvoir judiciaire ou sur des questions plus générales relatives à l’indépendance du pouvoir judiciaire.
En ce qui concerne les garanties procédurales dont la requérante devait bénéficier, la Cour constate que la motivation, en tant que telle, du CJP dans sa décision de sanction, ne comporte pas de développements propres à ménager une mise en balance adéquate entre le droit à la liberté d’expression de la requérante et le devoir de réserve et de retenue qui lui incombait en tant que magistrate.
Pareille mise en balance n’apparaît pas davantage dans les décisions qui ont été rendues par la suite par diverses instances du CJP dans le cadre des oppositions qui avaient été formées par la requérante. La Cour considère par conséquent que les autorités nationales n’ont pas avancé de motifs suffisants pour justifier la mesure litigieuse.
La Cour observe enfin que la requérante n’a disposé d’aucun recours judiciaire contre la mesure adoptée contre elle par le CJP.
En effet, le CJP a statué dans la présente cause à la fois en première instance, par sa deuxième chambre, et en dernière instance, dans sa formation plénière.
Dès lors que les propos tenus par la requérante soulevaient des questions quant à l’indépendance et l’impartialité du CJP vis-à-vis de l’exécutif, force est à la Cour de constater que le CJP est intervenu en l’espèce en qualité à la fois d’autorité accusatrice et d’autorité décisionnelle de dernière instance, et ce dans une affaire où étaient en cause sa propre composition et son propre fonctionnement.
Il y a lieu de rappeler que lorsqu’une procédure disciplinaire est engagée contre un juge, il y va de la confiance du public dans le fonctionnement du pouvoir judiciaire.
Tout magistrat qui fait l’objet d’une procédure disciplinaire doit disposer de garanties contre l’arbitraire.
L’intéressé doit notamment avoir la possibilité de faire contrôler la mesure litigieuse par un organe indépendant et impartial qui soit à même de statuer sur la légalité de la mesure et de sanctionner un éventuel abus des autorités.
La Cour constate que tel n’a pas été le cas en l’espèce.
La CEDH conclut donc que la sanction disciplinaire infligée à la requérante dans les circonstances de la cause ne peut être considérée comme une mesure nécessaire dans une société démocratique au sens de l’article 10 § 2 et qu'il y a donc eu violation de l’article 10 de la Convention.
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