L'immunité des avocats n'est pas aussi forte qu'on se plait souvent à le penser, surtout en matière d'écritures.

La CEDH l'a encore rappelé, dans un arrêt SARL Gator c. Monaco du 11 mai 2023, concernant la pratique dite du "bâtonnement".

  • Résumé

La requérante est une société qui était en litige, devant les tribunaux monégasques, avec sa cocontractante pour une affaire de nullité de contrat de location gérance.

A hauteur d'appel, la requérante fit valoir dans ses conclusions que le contrat en cause pouvait se prêter à "la cession frauduleuse à un acquéreur frappé d’une interdiction d’exercer le commerce".

Son adversaire sollicita la suppression de ce passage de ses écritures, l’estimant diffamatoire.

Le 24 janvier 2017, la cour d’appel décida, entre autre, de supprimer le passage litigieux après avoir relevé que ces propos étaient diffamatoires. La Cour de révision rejeta le pourvoi de la requérante.

Invoquant l’article 10 de la Convention, sur la liberté d'expression, la société requérante se plaignait de la suppression de ce passage de ses conclusions écrites estimant qu'il s’agissait d’une ingérence qui l’a privée d’une partie de son argumentaire de façon ni nécessaire ni proportionnée.

La CEDH a rejeté à l'unanimité la requête en jugeant qu'il n'y avait pas de violation de la liberté d'expression.

  • Raisonnement de la CEDH

La Cour rappelle qu’elle a déjà eu l’occasion d’affirmer, dans des affaires concernant des propos tenus par des avocats représentant leurs clients dans l’enceinte du prétoire, que l’« égalité des armes » et d’autres considérations d’équité militent en faveur d’un échange de vues libre, voire énergique, entre les parties. Il n’en demeure pas moins que les avocats ne peuvent pas tenir des propos d’une gravité dépassant le commentaire admissible sans solide base factuelle. La Cour apprécie les propos dans leur contexte général, notamment pour savoir s’ils peuvent passer pour trompeurs ou comme une attaque gratuite et pour s’assurer que les expressions utilisées en l’espèce présentent un lien suffisamment étroit avec les faits de l’espèce.

En l’espèce, la Cour relève tout d’abord que les propos litigieux concernaient un différend purement privé et ne s’inscrivaient pas dans le cadre d’un débat d’intérêt général. Elle observe en outre qu’ils visaient une autre société privée, et non un fonctionnaire pour lesquels la Cour a admis que les limites de la critique admissible peuvent, dans certains cas, être plus larges que pour les simples particuliers. La Cour en déduit que l’État défendeur disposait, dans ces circonstances, d’une plus grande marge d’appréciation.

La Cour relève en outre que le support juridique sur lequel se sont fondées les juridictions pour ordonner le bâtonnement traduit en réalité la volonté d’aménager et de tempérer l’immunité judiciaire dont bénéficient les avocats et leurs clients pour les écrits ou plaidoiries portés devant les tribunaux. Le texte de loi autorisant la suppression de certains passages est en effet un instrument juridique destiné à prévenir tout risque d’intimidation des parties ou de leurs avocats qui pourraient s’auto-censurer dans l’expression de leurs propos de crainte de s’exposer à des poursuites pénales. Toutefois, cette liberté de la parole ou de l’écrit porté devant les tribunaux ne doit pas être absolue. Le juge est le gardien de cet équilibre puisqu’il est investi par la loi d’une mission de contrôle de l’expression judiciaire qu’il peut supprimer s’il l’estime diffamatoire, outrageante, injurieuse ou attentatoire à la vie privée.

La Cour considère que la cour d’appel a ainsi pu juger que le passage litigieux contenait l’allégation d’agissements frauduleux consistant en la cession d’un fonds de commerce à une personne frappée d’une interdiction légale d’exercer le commerce. En effet, même si les propos faisant l’objet du bâtonnement étaient formulés sous forme d’insinuations plus que d’affirmations directement et explicitement adressées à des membres nommément désignés de la SCP L.I., il n’en demeure pas moins que les personnes visées pouvaient aisément être identifiées et les accusations implicitement portées déterminées. Ainsi, la création de SCP L.I. est présentée comme ayant eu une dimension frauduleuse destinée, lors d’une opération future et hypothétique de cession de parts sociales, à masquer, soit l’absence d’exploitation effective du fonds de commerce, soit l’interdiction d’exercer le commerce dont aurait été frappé l’un des acquéreurs. M. B., expert-comptable et gérant co-associé de la SCP L.I., et M. V., associé majoritaire, sont implicitement mais nécessairement désignés comme faisant partie d’une structure, la SCP L.I., susceptible de participer à une fraude.

Par ailleurs, la Cour relève que la demande de bâtonnement a été strictement limitée aux propos jetant un discrédit flou et hypothétique sur la probité de la société et de ses membres.

 Au vu de ces considérations, la Cour estime que la cour d’appel a pu raisonnablement considérer, dans le cadre du pouvoir d’appréciation que lui conférait la législation nationale, que les déclarations litigieuses, bien que voilées, dépassaient la limite du commentaire admissible, dans la mesure où, en l’absence de base factuelle solide, et donc d’éléments de nature à prouver la véracité des accusations, à peine masquées, elles pouvaient parfaitement être considérées comme ayant une nature diffamatoire. La cour d’appel a par ailleurs explicitement indiqué que les propos litigieux n’étaient pas étrangers à la cause, à savoir la nullité du contrat de location-gérance, et que, par voie de conséquence, toute action indemnitaire en diffamation était fermée à la requérante, conformément à l’article 34 de la loi no 1.299 du 15 juillet 2005 (voir paragraphe 17 ci-dessus). La Cour ne voit donc aucune raison sérieuse de substituer sa propre appréciation à celle des juridictions internes.

Enfin, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des sanctions sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence et constate que la suppression par les juges des propos diffamatoires constitue la sanction la plus légère prévue par l’article 34 de la loi no 1.299 du 15 juillet 2005 sur la liberté d’expression publique. En effet, conformément à cette disposition, de tels propos peuvent également donner lieu à une condamnation au paiement de dommages-intérêts. Par ailleurs, la Cour note, comme l’a relevé la Cour de révision, que le passage supprimé ne représentait que quatre lignes sur un total de neuf pages de conclusions d’appel déposées par l’avocat de la société requérante. La substance des écrits judiciaires n’a en rien été affaiblie.

Dans ces circonstances, et eu égard à la marge d’appréciation dont disposaient les autorités nationales, la Cour considère que la suppression des propos litigieux n’était pas disproportionnée au but légitime poursuivi. L’ingérence peut donc raisonnablement être considérée comme nécessaire dans une société démocratique pour protéger la réputation d’autrui au sens de l’article 10 § 2.

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