La CEDH sait se montrer très souple et pragmatique, avec les conditions d'admissibilité aussi bien qu'avec les conditions de violation, comme le montre l'arrêt Grand rabbinat de communauté juive d'Izmir c. Türkiye du 21 mars 2023, où elle écarte des écueils assez redoutables portant sur la personnalité juridique du Grand rabbinat, sur l'épuisement préalable de voies de recours et même sur l'existence d’un bien susceptible d’être protégé par l’article 1 du Protocole no 1...

Mais il y a une limite, il ne lui est pas possible d'accorder une satisfaction équitable quand la demande de satisfaction équitable n’a pas été formulée dans le délai imparti.

En résumé, l'affaire est la suivante.

Le requérant est le Grand rabbinat de la communauté juive d’Izmir.

À l’époque des faits, c'était une institution cultuelle dont les membres étaient des citoyens turcs de confession juive. Le 13 décembre 2011, il acquit le statut de fondation et prit le nom de « Fondation de la communauté juive d’İzmir ».

La requête portée devant la CEDH concerne la contestation de l'enregistrement au nom du Trésor Public d'un bien immobilier que le Rabbinat utilisait comme sa propriété depuis 1605, et le rejet par les juridictions internes de la demande du requérant de l'enregistrer à son nom à lui.

Pour comprendre, il faut faire un petit détour historique.

.  Au XVe siècle, les juifs espagnols furent expulsés d’Espagne. Certains d’entre eux émigrèrent en territoire ottoman, notamment à İzmir. Ils se mêlèrent aux juifs qui vivaient déjà sur ce territoire et édifièrent de nombreux hôpitaux, synagogues, écoles et autres établissements. À l’époque, les communautés religieuses non-musulmanes disposaient au sein de l’Empire ottoman de leurs propres institutions religieuses ou civiles, en vertu du « système de communautés religieuses » dit « Millet Sistemi ». Le Grand rabbinat se vit accorder un statut juridique par l’ordonnance du Grand rabbinat (Hahambaşılık Nizamnamesi), adoptée le 19 mars 1865 (23 Şevval 1281).

Dans le système juridique de l’Empire ottoman, les institutions appartenant aux communautés religieuses non-musulmanes étaient dépourvues de personnalité juridique et faisaient inscrire leurs biens immobiliers au registre foncier au nom de personnes saintes (nam-ı mevhum) ou de personnes de confiance (nam-ı müstear). La loi provisoire du 16 février 1328 de l’Hégire (« la loi provisoire du 1912 ») sur la propriété des biens immobiliers des personnes morales (Eşhası Hükmiyenin Envali Gayrimenkule Tasarrufuna Dair Kanunu Muvakkat) reconnut le droit de propriété de ces institutions. En application de cette loi provisoire, de nombreuses institutions rattachées aux communautés religieuses non-musulmanes déposèrent une liste des biens immobiliers en leur possession et obtinrent l’inscription de ces biens à leur nom au registre foncier. Toutefois, le Grand rabbinat d’İzmir n’ayant pas présenté de demande à cet effet, le bien immobilier qu’il possédait et qui fait l’objet de la présente requête ne fut pas inscrit à son nom en vertu de cette loi provisoire.

Après l’avènement de la République en 1923, une loi no 2762 sur les fondations reconnaissant la personnalité morale des fondations créées sous l’Empire ottoman fut promulguée le 13 juin 1935. Elle imposa aux institutions rattachées aux communautés non-musulmanes qui avaient été créées sous l’Empire ottoman l’obligation de présenter une déclaration (appelée « déclaration de 1936 » voir, Fener Rum Erkek Lisesi Vakfı c. Turquie, no 34478/97, § 26, 9 janvier 2007) précisant entre autres la nature et le montant de leurs revenus, et énumérant la liste de leurs biens immobiliers, moyennant quoi elles pouvaient obtenir le statut de fondation au sens de la loi en question. Toutefois, et contrairement à de nombreuses institutions rattachées aux communautés religieuses non-musulmanes, le Grand rabbinat d’İzmir ne fit pas non plus usage de cette faculté. Il ne déposa aucune déclaration et n’obtint donc pas le statut de fondation.

Malgré la non-obtention, par le requérant, du statut de fondation rattachée aux communautés non-musulmanes (« cemaat vakfı »), de nombreux biens appartenant à la communauté juive d’İzmir furent inscrits à son nom aux registres fonciers, sous la dénomination de « synagogue ». Toutefois, l’intéressé expose que le bien litigieux n’a pas pu être inscrit à son nom en raison du refus des autorités de donner plein effet à l’ordonnance du Grand rabbinat du 19 mars 1865, qui lui aurait permis de faire enregistrer ce bien à son nom. Il précise que, par un jugement adopté le 14 avril 1950 par le tribunal de grande instance d’İzmir et confirmé par la Cour de cassation le 23 septembre 1957, il a pu acquérir la propriété d’une synagogue. En effet, il ressort de ce jugement, dont le requérant a produit une copie, que le tribunal de grande instance d’İzmir avait ordonné l’inscription au registre foncier, au nom de l’intéressé, d’un bien immobilier sis à İzmir – autre que celui objet de la présente requête – après avoir rejeté le moyen du Trésor public tiré du défaut allégué de personnalité juridique du Grand rabbinat d’İzmir, considérant au contraire que le requérant avait acquis la personnalité juridique en vertu de l’ordonnance du Grand rabbinat du 19 mars 1865, et que le bien litigieux lui servait depuis longtemps de synagogue.

Le bien objet de la présente affaire était initialement composé d’un bâtiment et d’un terrain de 794 m2 (sis dans le quartier Güzelyurt, au no 44 de la rue Azizler, à İzmir).

À l’issue d’un cadastrage effectué en 1930 (îlot no 200, parcelle no 6), il fut mentionné dans le document de déclaration et d’inscription au cadastre (Kadastro beyanname ve kayıt varakası), dont le requérant a produit une copie, qu’il s’agissait d’un rabbinat (Hahamhane) selon les registres fiscaux pertinents.

Toutefois, la case de ce document réservée à la mention du nom du propriétaire du bien litigieux ne fut pas cochée. De même, le requérant a produit des échanges de courrier datés du 8 décembre 1930, des 6, 7 et 11 avril 1931, du 4 février 1953, et des 3 et 26 mars 1954 respectivement, d’où il ressort qu’il possédait sans titre le bien en question (senedsiz tasarruf), sans toutefois que celui-ci eût été inscrit à son nom au registre foncier. Enfin, le 25 août 1989, à l’occasion de la mise en œuvre du zonage, le terrain en question fut morcelé en deux parcelles de 282 m2 (parcelle no 10) et de 439 m2 (parcelle no 11) respectivement, après déduction de la participation au coût d’aménagement (düzenleme ortaklık payı) dû au titre d’un aménagement réalisé sur le fondement de la loi relative à l’urbanisme. Cependant, la case de ce document réservée à la mention du nom du propriétaire de ces deux parcelles fut à nouveau laissée vierge, sauf en ce qui concerne une partie de la parcelle no 10 (1 131/2400), qui fut enregistrée au nom de tierces personnes.

Pour ce qui est de l’immeuble lui-même, il fut construit en 1605 et servit d’abord de synagogue, puis de logement au Grand rabbin d’İzmir. Le requérant déclare que ce bâtiment fut par la suite utilisé comme bâtiment administratif du rabbinat et qu’un accord fut conclu avec la chambre de commerce d’İzmir et la municipalité de Konak afin de le transformer en centre culturel. Il déclare également avoir continué à payer les taxes afférentes à ce bien. Selon les éléments du dossier, l’immeuble en question est vétuste.

Le 30 octobre 2000, le requérant introduisit devant le tribunal du cadastre d’İzmir (« le tribunal du cadastre ») une action tendant à l’inscription du bien litigieux (parcelles no 10 – lot 1269/2400 – et no 11) à son nom au registre foncier.

Suite à un travail cadastral effectué en 1930, la propriété en question a été inscrite au registre foncier avec une annotation indiquant qu'il s'agissait d'un rabbinat. La partie concernant le propriétaire a été laissée en blanc. Par un acte de zonage de 1989, il a été enregistré comme un bloc comprenant deux parcelles distinctes ; les parcelles 10 et 11 du bloc no. 7378.

En 2000, le requérant a introduit une action devant le tribunal cadastral d'Izmir, réclamant l'enregistrement des deux parcelles à son nom dans le registre foncier. Cette affaire a été rejetée par la juridiction nationale, qui a estimé que les travaux cadastraux devaient être achevés avant qu'elle ne puisse prendre une décision. Ce jugement est devenu définitif en 2003.

Suite aux travaux cadastraux effectués en 2004, le propriétaire d'environ la moitié des parts de la parcelle 10 et de la totalité de la parcelle 11 a été déterminé comme étant le Trésor public, au motif que le requérant n'avait pas fourni l'autorisation de la Direction des fondations et la décision du Comité des Ministres. Il a été constaté que le bâtiment situé sur la parcelle 11 appartenait au requérant.

Par la suite, en 2005, le requérant a introduit un autre recours, réclamant cette fois l'enregistrement de la propriété à son nom en raison de la prescription acquisitive. Le 21 mars 2008, le tribunal cadastral d'Izmir a rejeté l'affaire conformément aux conclusions du dernier travail cadastral, concluant que les parcelles litigieuses avaient été enregistrées au nom du Trésor public parce que le requérant n'avait pas fourni les documents requis de la Direction des fondations et du Comité des ministres, qu'il considérait comme nécessaires à l'enregistrement de la propriété au nom du requérant.

La juridiction nationale a estimé qu'il n'y avait pas de preuves suffisantes pour étayer la revendication du requérant sur la propriété et a déclaré qu'elle devait être enregistrée au nom du Trésor, avec une annotation dans le registre foncier qui indiquerait que le propriétaire de l'immeuble sur la parcelle 11 était le requérant.

Le 15 mars 2011, la Cour de cassation a confirmé le jugement. Outre le raisonnement fourni par le tribunal cadastral, la cour d'appel a ajouté que le requérant avait également omis d'enregistrer la propriété en 1912 et 1913, comme l'exigeait la loi provisoire sur la propriété immobilière des personnes morales datant de 1912 (Eşhas-ı Hükmiyenin Emval-ı Gayr-i Menkûleye Tasarruflarına Mahsus Kanun-i Muvakkat).

C'est dans ces conditions que la partie requérante s'est plaint à la CEDH, en vertu de l'article 1 du Protocole no 1 à la Convention, que l'enregistrement du bien au Trésor a violé son droit à la jouissance paisible de ses biens. A cet égard, la partie requérante contestait la conclusion de la juridiction interne relative à l'absence de preuves suffisantes, notant qu'elle utilise le bien litigieux depuis 1605.

Elle fait également valoir, en particulier, que la raison pour laquelle la juridiction nationale a évalué la propriété du terrain et du bâtiment séparément et a considéré la requérante comme une fondation n'est pas claire.

Cette requête soulevait des problèmes épineux :

1.  Quel est le statut juridique de la requérante ? est-elle considérée comme une fondation par les autorités nationales, a-t-elle la personnalité juridique ?

2.  La requérante avait-elle une "possession" au sens de l'article 1 du Protocole no 1 à la Convention ? En particulier, compte tenu à la fois de l'annotation au registre foncier, indiquant que le bien litigieux était un rabbinat, et des conditions de la prescription acquisitive en droit interne, la requérante avait-elle une espérance légitime d'obtenir l'enregistrement du bien ? Par ailleurs, l'utilisation par la requérante du bien litigieux en tant que rabbinat pendant une longue période, pour laquelle elle affirme avoir payé des taxes, lui a-t-elle donné une espérance légitime de voir le bien enregistré à son nom ?

Dans l'affirmative, dans quelle mesure la propriété du bien litigieux par la requérante repose-t-elle sur l'enregistrement dudit bien en vertu de la loi provisoire sur la propriété immobilière des personnes morales ?

3.  La requérante a-t-il bénéficié de garanties procédurales suffisantes au cours de la procédure d'examen de ses prétentions ? 

La CEDH a répondu à ces questions dans un sens favorable à la partie requérante, mais pour cela il a fallu qu'elle ne s'attache pas de trop près aux qualifications juridiques formelles et analyse plutôt la signification matérielle des concepts juridiques en jeu.

Pour plus de précisions sur les conditions d'admissibilité d'une requête, vous pouvez contacter notre cabinet d'avocats pour la CEDH.

Pour être moderne, n'oublions pas non plus de citer la page FB "avocats CEDH", ma page LinkedIn d'avocat à la CEDH , celle de mon associé qui est lui aussi avocat à la Cour européenne des droits de l'homme et celle de notre cabinet d'avocats en droits de l'homme à Strasbourg.