Le droit pour un détenu d'être visité par sa famille correspond à un droit réciproque des membres de sa famille à le voir.

Dans ce conexte, la supression de ce droit, même pour des motifs disciplinaires, peut révéler une violation du droit à la vie privée et familiale de plusieurs personnes. 

Dans un arrêt du 21 mars 2023, Deltuva c. Lituanie, la CEDH juge qu’il lui appartient de vérifier que les décisions des autorités nationales limitant ou supprimant le droit de visites familiales accordé à une personne placée en détention provisoire tiennent compte de la nécessité de protéger la vie familiale des personnes concernées.


Le requérant, soupçonné d’être le dirigeant d’un groupe organisé impliqué dans un trafic de stupéfiants de grande envergure et placé en détention provisoire, avait obtenu la possibilité de bénéficier de visites de sa femme et de sa fille âgée de dix ans. Le procureur avait ensuite décidé de limiter ces visites, au motif qu’il fallait préserver l’intégrité de l’enquête dirigée contre le suspect.
 

Le requérant avait saisi la Cour en invoquant une atteinte à son droit au respect de sa vie privée et familiale protégé par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme.
 

La Cour admet que certaines restrictions aux contacts du requérant avec le monde extérieur étaient raisonnablement nécessaires compte tenu du caractère organisé des crimes dont il était soupçonné, conjugué au fait que, pendant la durée de sa détention provisoire, tous les suspects n'avaient pas encore été identifiés et que diverses mesures d'enquête étaient encore en cours. Mais, elle rappelle que s'il appartient en premier lieu aux autorités nationales d'évaluer la nécessité de restreindre les visites familiales, cela n’empêche pas la Cour de vérifier que les décisions internes tiennent compte de la nécessité de protéger la vie familiale des personnes concernées, notamment des mineurs.
 

Dans cette affaire, la Cour a conclu à la violation de l’article 8 de la Convention, estimant que les autorités nationales n'avaient pas justifié pourquoi elles considéraient que, dans la situation particulière du requérant, il existait un risque de transmission d’instructions à l’extérieur par l’intermédiaire de sa femme et de sa fille.

Pour plus de détails sur les subtilités du droit à la vie privée et familiale, vous pouvez contacter notre cabinet d'avocats devant la CEDH.

L'arrêt est attaché en pièce jointe, mais il n'existe qu'en anglais.

Ci-desous, je colle une traduction en français, qui n'engage que moi, en sollictant la bienveillance des lecteurs pour les fautes, coquilles et barbarismes qui s'y trouveront sûrement.

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DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE DELTUVA c. LITUANIE

(Demande n° 38144/20)

 

 

ARRÊT

Art. 8 - Vie familiale - Restriction des visites familiales du prévenu à sa femme et à sa fille de dix ans, avec pour conséquence une seule visite accordée au cours des neuf premiers mois de détention - Absence de justification par les autorités du risque possible que le requérant interfère avec l'enquête en utilisant sa famille - Absence de prise en compte des propositions du requérant concernant d'autres modalités de visite en présence de son avocat ou d'un enquêteur, comme le prévoit le droit interne - Restriction non "nécessaire dans une société démocratique".

 

STRASBOURG

21 mars 2023

 

 

Le présent arrêt deviendra définitif dans les conditions prévues à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut faire l'objet d'une révision rédactionnelle.

 

 

Dans l'affaire Deltuva c. Lituanie,

La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), siégeant en chambre composée de :

         Arnfinn Bårdsen, Président,
         Jovan Ilievski,
         Egidijus Kūris,
         Pauliine Koskelo,
         Frédéric Krenc,
         Diana Sârcu,
         Davor Derenčinović, juges,
et Hasan Bakırcı, greffier de section,

Vu :

la requête (no 38144/20) contre la République de Lituanie introduite devant la Cour en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (" la Convention ") par un ressortissant lituanien, M. Juozas Deltuva (" le requérant "), le 14 août 2020 ;

la décision de notifier au gouvernement lituanien ("le gouvernement") le grief relatif à l'article 8 de la Convention et de déclarer le reste de la requête irrecevable ;

les observations présentées par le gouvernement et les observations en réponse présentées par le requérant ;

les observations présentées conjointement par le Centre AIRE et Children of Prisoners Europe (COPE), qui ont été autorisés à intervenir par le président de la section ;

Ayant délibéré à huis clos le 28 février 2023,

Rend l'arrêt suivant, qui a été adopté à cette date :

INTRODUCTION

1.  L'affaire concerne le grief du requérant au titre de l'article 8 de la Convention selon lequel, pendant sa détention provisoire, les autorités ont restreint son droit de recevoir des visites de sa femme et de sa fille de dix ans.

LES FAITS

2.  Le requérant est né en 1976 et vit à Kaunas. Il était représenté par M. G. Černiauskas, avocat exerçant à Kaunas.

3.  Le gouvernement était représenté par son agent, Mme K. Bubnytė-Širmenė.

I.       LA PROCÉDURE PÉNALE CONTRE LE REQUÉRANT ET SA DÉTENTION PROVISOIRE

4  Le 17 novembre 2019, le requérant fut arrêté parce qu'il était soupçonné d'être l'un des principaux membres d'un groupe organisé se livrant à la contrebande de grandes quantités de drogue des Pays-Bas vers la Lituanie et la Fédération de Russie. Les soupçons pesant sur lui lui ont été officiellement notifiés le lendemain.

5.  Le 19 novembre 2019, le tribunal de district de Vilnius a autorisé le placement en détention provisoire du requérant pour une durée de trois mois et, le 16 décembre 2019, le tribunal régional de Vilnius a confirmé cette décision. Les juridictions ont estimé qu'il y avait des motifs de croire que le requérant pourrait s'enfuir compte tenu des éléments suivants : il encourait une longue peine d'emprisonnement ; il avait des liens sociaux forts avec d'autres pays - il passait régulièrement du temps aux Pays-Bas et prétendait travailler en Allemagne ; il avait déjà été condamné en Allemagne ; il n'avait pas travaillé en Lituanie depuis neuf ans, n'y résidait pas habituellement et passait la majeure partie de son temps à l'étranger. Le fait qu'il ait un lieu de résidence en Lituanie, qu'il soit marié et qu'il ait un enfant ne l'emporte pas sur ces circonstances. Les tribunaux ont également estimé qu'il existait un risque que le requérant interfère avec l'enquête préliminaire, étant donné que tous les suspects potentiels n'avaient pas encore été identifiés et que de nombreuses mesures d'enquête nécessaires n'avaient pas encore été exécutées. Ils ont également noté que le groupe criminel présumé avait utilisé des moyens de communication codés et des téléphones non identifiables ; des téléphones codés et du matériel de surveillance avaient été trouvés au domicile du requérant et dans sa voiture, ce qui renforçait encore la possibilité qu'il tente d'interférer avec l'enquête. Enfin, les circonstances de l'affaire, notamment le fait que le requérant n'a pas eu de source de revenus légale pendant neuf ans mais qu'il possède des biens considérables, sont autant de raisons de penser qu'il tire des revenus d'activités criminelles et que, s'il reste en liberté, il pourrait commettre de nouveaux crimes.

6.  Entre février et août 2020, les tribunaux ont prolongé à plusieurs reprises la détention provisoire du requérant, en se fondant essentiellement sur les mêmes motifs que ceux indiqués ci-dessus. En outre, dans une décision du 13 mars 2020 et dans plusieurs décisions ultérieures, le tribunal régional de Vilnius a estimé que des mesures moins restrictives ne permettaient pas de garantir que le requérant n'entraverait pas l'enquête ou ne commettrait pas de nouvelles infractions, comme le confirme le fait que, même pendant sa détention provisoire, il avait à deux reprises obtenu illégalement un téléphone portable.

II.     RESTRICTIONS AUX VISITES FAMILIALES

7.  Le 20 novembre 2019, le procureur a rendu une décision interdisant au requérant de recevoir des visites ou de passer des appels téléphoniques à quiconque, à l'exception de son avocat et des enquêteurs (voir les paragraphes 19 et 25 ci-dessous). Dans cette décision, le procureur a indiqué que de nombreux actes d'enquête devaient encore être réalisés - en particulier, tous les complices présumés du requérant n'avaient pas encore été identifiés. Permettre au requérant de voir ou de contacter d'autres personnes risquait donc de compromettre le succès de l'enquête. Entre février et mai 2020, le procureur a prolongé à plusieurs reprises cette restriction, en se fondant essentiellement sur les mêmes motifs.

8{.  Le 3 décembre 2019, le requérant demanda au procureur de pouvoir recevoir la visite de son épouse et de sa fille de dix ans. Le 11 décembre 2019, le procureur refusa d'accéder à cette demande. Il déclara que le requérant était soupçonné d'avoir commis des crimes graves et très graves en agissant en bande organisée. L'enquête préliminaire était en cours et de nombreux actes d'instruction devaient encore être réalisés. Il y a donc des raisons de croire que le fait de permettre au requérant de voir d'autres personnes, même des membres de sa famille, pourrait nuire au succès de l'enquête. Le requérant a fait appel de la décision du procureur auprès d'un procureur principal, puis auprès du tribunal de district de Vilnius, qui ont rejeté ses recours.

9.  Le 7 février 2020, le requérant déposa une nouvelle demande auprès du procureur afin d'obtenir une visite de sa femme et de sa fille. Il fit valoir qu'il n'avait pas vu sa fille depuis novembre 2019, ce qui provoquait chez elle une grande anxiété. Il joignit un rapport d'un psychologue, qui avait rencontré sa fille le 3 février 2020 et avait constaté qu'elle souffrait d'un grand stress, peut-être d'un syndrome de stress post-traumatique. Selon le rapport, la fille a dit au psychologue que le requérant était très important pour elle, qu'elle passait beaucoup de temps avec lui et que son arrestation, à laquelle elle avait assisté, avait été l'une des expériences les plus difficiles de sa vie. Elle avait dit qu'elle ne se sentirait mieux que si son père revenait à la maison, mais qu'elle accepterait aussi de le voir au moins brièvement, afin de savoir ce qui lui était arrivé et de s'assurer qu'il était toujours en vie. La psychologue a recommandé à la requérante de la voir dès que possible afin d'améliorer son sentiment de sécurité et de réduire les effets du stress et de l'anxiété dont elle souffrait. Par conséquent, se référant à l'importance primordiale de l'intérêt supérieur de l'enfant, le requérant a demandé à recevoir la visite de sa femme et de sa fille, ou bien uniquement de sa fille.

10.  Le 17 février 2020, le procureur a accordé au requérant une visite de sa femme et de sa fille.

11.  Le 28 février, le 26 mars et le 22 mai 2020, le requérant déposa trois autres demandes auprès du procureur afin d'obtenir une visite de sa femme et de sa fille, ou bien uniquement de sa fille, en présence de son avocat. Dans chacune de ces demandes, il a fait valoir que la restriction des visites familiales causait beaucoup de stress et de souffrance mentale à sa fille et a demandé qu'une décision soit prise en tenant compte de l'importance primordiale de l'intérêt supérieur de l'enfant. Il a également fait valoir que sa femme et sa fille n'avaient aucun statut dans l'enquête préliminaire et qu'il n'y avait aucune raison de penser qu'une visite de la famille pourrait affecter le succès de l'enquête.

12.  A chaque fois, le procureur a rejeté les demandes de visites familiales du requérant, en se fondant à chaque fois essentiellement sur les mêmes motifs. Tout d'abord, le procureur a noté que le requérant était soupçonné de crimes graves et très graves, prétendument commis en bande organisée, et que les juridictions qui avaient autorisé sa détention provisoire avaient estimé qu'il pouvait chercher à interférer avec l'enquête préliminaire en coordonnant sa position avec d'autres suspects, en influençant des témoins potentiels ou en cachant ou détruisant des preuves (voir le paragraphe 5 ci-dessus). En outre, l'enquête préliminaire était toujours en cours, tous les suspects n'avaient pas encore été identifiés et toutes les circonstances pertinentes n'avaient pas encore été établies, ce qui signifiait qu'il y avait des raisons de croire que les contacts du requérant avec d'autres personnes, même des membres de sa famille, pourraient interférer avec la capacité des agents à enquêter sur les crimes allégués. Le procureur a également observé qu'à deux reprises, le requérant avait obtenu illégalement un téléphone portable pendant sa détention (voir paragraphe 6 ci-dessus), ce qui démontrait son mépris pour les demandes légales des agents des forces de l'ordre et donnait des raisons de soupçonner qu'il pouvait menacer le succès de l'enquête. Le procureur a estimé que la présence de l'avocat du requérant lors d'une visite n'empêcherait pas le transfert potentiel d'informations ou d'autres interférences avec l'enquête. Le procureur a en outre déclaré que le fait qu'une visite familiale ait été accordée ne signifiait pas que d'autres visites devaient nécessairement être autorisées. Il a observé qu'avant d'être détenu, le requérant passait la plupart de son temps à l'étranger, ce qui signifiait qu'il n'avait pas vu sa fille régulièrement. En conséquence, le procureur a conclu que la restriction des visites familiales n'était pas disproportionnée parce qu'une visite avait été accordée et que la restriction était proportionnée aux infractions pénales que le requérant aurait commises.

13.  Le requérant a fait appel des décisions du procureur auprès d'un procureur principal, puis auprès du tribunal de district de Vilnius. Dans ses recours, il a fait valoir qu'il n'y avait aucune preuve qu'il ait jamais agi pour influencer qui que ce soit ou pour compromettre le succès de l'enquête, y compris lors de la seule visite familiale qui lui avait été accordée. En outre, il n'a pas été établi que sa femme et sa fille pouvaient avoir un lien quelconque avec d'autres suspects - le requérant a fait valoir qu'elles ne connaissaient pas l'affaire criminelle ni aucune personne liée à cette affaire. Il a ajouté que, même s'il avait auparavant passé beaucoup de temps à l'étranger, il était régulièrement retourné en Lituanie ou que sa famille lui avait rendu visite, et qu'ils avaient l'habitude de se parler au téléphone. Le simple fait qu'il ait travaillé à l'étranger ne pouvait donc pas nier le lien fort qui l'unissait à sa fille ni la détresse qu'elle subissait en raison de la restriction de ses contacts avec lui. Le requérant a également fait valoir que son souhait de parler à sa fille et de la consoler avait été la raison pour laquelle il s'était illégalement procuré des téléphones portables pendant sa détention. Il a fait valoir que les autorités auraient pu vérifier qui il avait appelé depuis ces téléphones, mais qu'elles ne l'avaient pas fait, et qu'il n'y avait donc aucune preuve qu'il avait contacté des personnes liées à l'enquête ou qu'il avait entravé de quelque manière que ce soit le bon déroulement de l'enquête. Enfin, le requérant a déclaré que le procureur pouvait prendre des mesures pour s'assurer que la visite de sa fille n'entraverait pas l'enquête, par exemple en faisant en sorte qu'un enquêteur ou un employé du centre de détention soit présent lors de la visite. Il soutient donc que le refus des visites familiales ne repose sur aucun motif pertinent et que l'interdiction absolue de ces visites est disproportionnée.

14.  À chaque fois, le procureur principal et le tribunal de district de Vilnius ont rejeté les recours introduits par le requérant, estimant que le procureur avait correctement évalué toutes les circonstances pertinentes et avait adopté une décision motivée. La dernière décision de ce type a été prise par le tribunal de district de Vilnius le 2 juillet 2020.

15. Le 20 août 2020, le procureur a adopté une nouvelle décision concernant les contacts du requérant avec d'autres personnes (voir le paragraphe 7 ci-dessus). Le procureur a noté que l'enquête était toujours en cours et que tous les suspects n'avaient pas encore été identifiés. En outre, le requérant ne coopérait pas à l'enquête et avait refusé d'identifier ses contacts. Pour ces raisons, le procureur a estimé qu'il était nécessaire de restreindre son droit de contacter d'autres personnes. En même temps, le procureur a noté qu'il n'y avait pas d'informations suggérant que les visites à l'épouse et à la fille du requérant pourraient affecter le succès de l'enquête. Le procureur a donc accordé au requérant le droit de recevoir deux visites mensuelles sans contact de sa femme et de sa fille, conformément à l'article 22 §§ 2 et 4 de la loi sur l'exécution de la détention provisoire (voir paragraphes 20 et 21 ci-dessous). Le requérant n'a pas été autorisé à recevoir des visites d'autres personnes, à l'exception de ses avocats et des enquêteurs, et il n'a pas été autorisé à passer des appels téléphoniques, sauf à ses avocats.

AUTRES FAITS PERTINENTS

16.  Le 16 octobre 2020, à la suite d'une demande déposée par le requérant, le procureur l'autorisa à passer des appels vidéo à sa femme et à sa fille.

17.  Le 16 novembre 2020, le tribunal de district de Vilnius libéra le requérant de sa détention provisoire et le plaça sous étroite surveillance : il lui fut interdit de quitter son domicile et il lui fut ordonné de porter un dispositif de surveillance électronique.

18.  Le 4 avril 2022, le requérant fut informé que l'instruction était terminée et qu'il avait le droit d'accéder au dossier. Au moment où les parties ont soumis leurs dernières observations à la Cour (le 29 juin 2022), la procédure pénale était toujours en cours.

CADRE JURIDIQUE PERTINENT

   DROIT INTERNE PERTINENT

19 .  L'article 22 § 1 de la loi sur l'exécution de la détention provisoire (Suėmimo vykdymo įstatymas) prévoit que l'administration du lieu de détention doit permettre à un détenu de recevoir des visites, à moins que le procureur ou le tribunal n'ait donné une instruction écrite contraire. Une telle instruction ne peut être donnée que dans le but de prévenir la commission d'infractions pénales ou d'autres violations de la loi ou de protéger les droits et libertés d'autrui, ou lorsqu'une telle visite pourrait avoir une incidence négative sur le succès de l'enquête préliminaire. Si le procureur ou le tribunal ordonne à l'administration de l'établissement de détention de ne pas autoriser un détenu à recevoir des visites, le détenu et l'administration doivent être informés de la durée de cette restriction, des personnes qui ne sont pas autorisées à rendre visite au détenu et des autres circonstances qui rendent cette restriction nécessaire.

20 .  A l'époque des faits, l'article 22 § 2 prévoyait que le nombre de visites était illimité et que la durée d'une visite n'excédait pas trois heures.

21.  A l'époque des faits, l'article 22 § 4 prévoyait que les visites devaient avoir lieu en présence d'un représentant du centre de détention, dans des locaux spéciaux où le contact physique entre le détenu et les visiteurs n'était pas possible.

22.  A l'époque des faits, l'article 22 § 5 prévoyait, entre autres, qu'une visite entre un détenu et son conjoint ou ses proches parents pouvait avoir lieu sans qu'il y ait de séparation physique entre eux, au maximum une fois par mois. Ces visites devaient avoir lieu en présence d'un représentant du centre de détention, qui ne devait pas écouter la conversation entre le détenu et les visiteurs.

23.  A l'époque des faits, l'article 22 § 6 prévoyait, entre autres, qu'une visite entre un détenu et son conjoint ou ses proches pouvait avoir lieu sans la présence d'un représentant du centre de détention. Ces visites ne pouvaient être accordées qu'aux détenus qui n'étaient pas soumis à des sanctions disciplinaires valables. La première visite de ce type pourrait avoir lieu au plus tôt deux semaines après le début de la détention et les visites suivantes ne pourraient avoir lieu plus d'une fois par mois. Les visites de ce type se dérouleraient dans des locaux spéciaux fermés, pour une durée maximale de vingt-quatre heures.

24 L'article 22 § 7 prévoit qu'une visite au cours de laquelle les règles de visite ne sont pas respectées doit être interrompue immédiatement. Si, au cours des six mois suivant une telle violation, une nouvelle violation est commise ou si une sanction a été imposée au détenu pour avoir enfreint le règlement des visites, toute nouvelle visite avec le détenu doit avoir lieu avec une séparation physique entre le détenu et les visiteurs. Les visites de contact peuvent être autorisées à nouveau après trois mois, à condition que le détenu ne fasse pas l'objet de sanctions valables pour avoir enfreint le règlement des visites.

25 L'article 23 § 1 prévoit que l'administration du lieu de détention doit permettre à un détenu de passer des appels téléphoniques, à moins que le procureur ou le tribunal n'ait donné une instruction écrite contraire. Une telle instruction ne peut être donnée que dans le but de prévenir la commission d'infractions pénales ou d'autres violations de la loi ou de protéger les droits et libertés d'autrui, ou lorsque le fait d'autoriser le détenu à passer des appels téléphoniques peut avoir une incidence négative sur le succès de l'enquête préliminaire. Si le procureur ou le tribunal ordonne à l'administration de l'établissement de détention de ne pas autoriser un détenu à passer des appels téléphoniques, le détenu et l'administration doivent être informés de la durée de cette restriction, des personnes que le détenu n'est pas autorisé à appeler et des autres circonstances qui rendent cette restriction nécessaire. Une restriction des appels téléphoniques ne s'applique pas au droit d'un détenu d'appeler son avocat.

II.     MATÉRIEL INTERNATIONAL PERTINENT

26.  La Recommandation Rec(2006)2-rev du Comité des Ministres aux Etats membres sur les Règles pénitentiaires européennes, adoptée par le Comité des Ministres le 11 janvier 2006 lors de la réunion des Délégués des Ministres de 952nd et révisée et amendée par le Comité des Ministres le 1er juillet 2020 lors de la réunion des Délégués des Ministres de 1380th , prévoit, dans la mesure où cela est pertinent :

"Contact avec le monde extérieur

24.1 Les détenus doivent être autorisés à communiquer aussi souvent que possible - par lettre, téléphone ou autres formes de communication - avec leur famille, d'autres personnes et des représentants d'organisations extérieures, et à recevoir des visites de ces personnes.

24.2 Les communications et les visites peuvent faire l'objet de restrictions et de contrôles nécessaires pour les besoins de la poursuite des enquêtes pénales, du maintien du bon ordre, de la sûreté et de la sécurité, de la prévention des infractions pénales et de la protection des victimes d'infractions pénales, mais ces restrictions, y compris les restrictions spécifiques ordonnées par une autorité judiciaire, doivent néanmoins permettre un niveau minimum acceptable de contacts.

..

24.4 Les visites doivent être organisées de manière à permettre aux détenus de maintenir et de développer leurs relations familiales de la manière la plus normale possible.

24.5 Les autorités pénitentiaires doivent aider les détenus à maintenir un contact adéquat avec le monde extérieur et leur fournir le soutien social approprié à cet effet.

..."

27 .  La Recommandation CM/Rec(2018)5 du Comité des Ministres aux États membres concernant les enfants dont les parents sont emprisonnés, adoptée par le Comité des Ministres le 4 avril 2018 lors de la 1312th réunion des Délégués des Ministres, prévoit dans la mesure où cela est pertinent :

"Allocation, communication, contact et visites

...

17. Les enfants devraient normalement être autorisés à rendre visite à un parent emprisonné dans la semaine qui suit la détention de ce dernier et, par la suite, de manière régulière et fréquente. Les visites adaptées aux enfants devraient être autorisées en principe une fois par semaine, des visites plus courtes et plus fréquentes étant autorisées pour les très jeunes enfants, le cas échéant.

18. Les visites doivent être organisées de manière à ne pas interférer avec d'autres éléments de la vie de l'enfant, tels que la fréquentation de l'école. S'il n'est pas possible d'organiser des visites hebdomadaires, il convient de faciliter des visites proportionnellement plus longues et moins fréquentes, permettant une plus grande interaction entre l'enfant et ses parents.

19. Dans les cas où la personne qui s'occupe actuellement de l'enfant n'est pas disponible pour accompagner la visite de l'enfant, des solutions alternatives doivent être recherchées, telles que l'accompagnement par un professionnel qualifié ou un représentant d'une organisation travaillant dans ce domaine, ou par une autre personne, selon le cas.

...

25. Conformément à la législation et aux pratiques nationales, l'utilisation des technologies de l'information et de la communication (vidéoconférence, systèmes téléphoniques mobiles et autres, internet, y compris les fonctions de webcam et de chat, etc. ) doivent être facilitées entre les visites en personne et ne doivent pas entraîner de coûts excessifs. Les parents emprisonnés doivent bénéficier d'une aide pour les frais de communication avec leurs enfants si leurs moyens ne le permettent pas. Ces moyens de communication ne doivent jamais être considérés comme une alternative qui remplace le contact direct entre les enfants et leurs parents emprisonnés.

26. Les règles relatives aux appels téléphoniques et aux autres formes de communication avec les enfants doivent être appliquées avec souplesse afin de maximiser la communication entre les parents emprisonnés et leurs enfants. Dans la mesure du possible, les enfants devraient être autorisés à prendre l'initiative des communications téléphoniques avec leurs parents emprisonnés.

...

30. Des mesures spéciales doivent être prises pour encourager et permettre aux parents emprisonnés de maintenir des contacts et des relations réguliers et significatifs avec leurs enfants, afin de préserver leur développement. Les restrictions imposées aux contacts entre les détenus et leurs enfants ne doivent être appliquées qu'exceptionnellement, pour la période la plus courte possible, afin d'atténuer l'impact négatif que la restriction pourrait avoir sur les enfants et de protéger leur droit à un lien affectif et continu avec leur parent emprisonné.

31. Le droit de l'enfant à des contacts directs doit être respecté, même dans les cas où des sanctions ou des mesures disciplinaires sont prises à l'encontre du parent emprisonné. Dans les cas où les exigences de sécurité sont si extrêmes qu'elles nécessitent des visites sans contact, des mesures supplémentaires doivent être prises pour garantir le soutien du lien enfant-parent.

..."

28.  Les parties pertinentes du 26th Rapport général du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT), publié en 2017 (CPT/Inf(2017)5), se lisent comme suit (références omises) :

"...

59. En ce qui concerne les contacts avec le monde extérieur, le CPT considère que les prévenus devraient en principe être autorisés à communiquer avec leur famille et d'autres personnes (correspondance, visites, téléphone) de la même manière que les détenus condamnés. Tous les détenus devraient bénéficier d'un droit de visite d'au moins une heure par semaine et avoir accès à un téléphone au moins une fois par semaine (en plus des contacts avec leur(s) avocat(s)). En outre, l'utilisation des technologies modernes (telles que les services gratuits de voix sur IP (VoIP)) peut aider les détenus à maintenir le contact avec leur famille et d'autres personnes.

...

61. ... Tout refus d'autoriser de tels contacts dans un cas donné devrait être spécifiquement justifié par les besoins de l'enquête, nécessiter l'approbation d'une autorité judiciaire et être appliqué pour une période de temps spécifique. Si l'on considère qu'il existe un risque permanent de collusion, certaines visites (ou appels téléphoniques) peuvent être surveillées.

..."

29.  Pour plus de droit international et de pratique concernant les droits des prisonniers à recevoir des visites familiales, voir Khoroshenko c. Russie ([GC], no 41418/04, §§ 58-80, CEDH 2015), dans la mesure où les normes qui y sont résumées sont applicables aux personnes placées en détention provisoire.

LA LOI

I.       VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

30.  Le requérant se plaint du refus des autorités de lui accorder des visites de sa femme et de sa fille. Il a invoqué l'article 8 de la Convention, qui se lit comme suit :

"Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2.  Il ne peut y avoir d'ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui".

31.  La Cour constate que la requête n'est ni manifestement mal fondée ni irrecevable pour les autres motifs énumérés à l'article 35 de la Convention. Elle doit donc être déclarée recevable.

32.  Le requérant a fait valoir qu'il n'y avait aucune raison objective de restreindre son droit de recevoir des visites de sa femme et de sa fille. Sa fille n'avait aucun statut procédural dans l'affaire pénale ni aucun lien avec l'un des autres suspects. En outre, rien ne prouve que le requérant ait tenté d'entraver l'enquête préliminaire par ses contacts avec sa femme et sa fille au cours de la visite qui lui a été accordée. Le requérant a également fait valoir que le fait qu'il ait obtenu illégalement des téléphones portables en détention (voir paragraphe 12 ci-dessus) ne pouvait constituer un motif pour lui refuser des visites familiales car il n'avait pas été établi qu'il avait utilisé ces téléphones pour contacter des personnes liées à l'enquête (voir paragraphe 13.

33.  Il a ajouté qu'à l'époque des faits, sa fille avait dix ans et que l'interdiction de voir son père lui avait causé une grande détresse et un syndrome de stress post-traumatique. Il a déclaré qu'il avait un lien fort avec sa fille, bien qu'il ait vécu à l'étranger pendant de nombreuses années, car même pendant cette période, ils avaient l'habitude de se rendre visite et de se parler au téléphone. Il a affirmé que les autorités nationales n'avaient fourni aucun argument constructif pour expliquer en quoi la visite d'une enfant de dix ans pouvait compromettre le succès de l'enquête.

(b)  Le gouvernement

34.  Le Gouvernement reconnaît que la restriction des visites familiales a constitué une ingérence dans le droit du requérant au respect de sa vie familiale en vertu de l'article 8 de la Convention. Toutefois, il soutient que cette ingérence était légale (voir paragraphe 19 ci-dessus) et qu'elle avait poursuivi le but légitime de garantir le déroulement de la procédure pénale, contribuant ainsi à la prévention du désordre et de la criminalité.

35.  Ils soutiennent en outre que l'ingérence a été proportionnée au but poursuivi. A chaque fois, les autorités nationales ont fourni des décisions motivées pour refuser les demandes du requérant, et l'existence d'un besoin continu de restreindre les visites a été régulièrement réexaminée par un procureur principal et par le tribunal de district de Vilnius. Les autorités ont fondé leurs décisions de refuser les visites familiales sur les faits spécifiques de l'affaire et sur la personnalité du requérant (voir paragraphe 12 ci-dessus), autant d'éléments qui les avaient raisonnablement amenées à penser que le requérant pourrait chercher à interférer avec l'enquête en utilisant sa famille pour contacter ses complices restés en liberté, pour influencer les témoins, ou pour cacher ou détruire des preuves.

36.  Le Gouvernement soutient en outre que le droit du requérant de recevoir des visites familiales n'a été restreint que lorsque cela était nécessaire et que les restrictions ont été levées après l'exécution des principales mesures d'enquête et la diminution du risque de compromettre le succès de l'enquête (voir paragraphe 15 ci-dessus). En outre, même pendant la période où ces restrictions avaient été nécessaires, le requérant avait été autorisé à recevoir une visite de sa femme et de sa fille, sur la base du rapport du psychologue concernant l'état psychologique de sa fille. En conséquence, les autorités ont ménagé un juste équilibre entre le but recherché par les restrictions et les intérêts du requérant.

Observations des tiers intervenants

37.  Dans leur intervention conjointe, le Centre AIRE et le COPE ont souligné que dans toutes les décisions concernant les enfants, leur intérêt supérieur devrait être une considération primordiale, conformément à la Convention des Nations Unies sur les droits de l'enfant et à de nombreux autres documents internationaux. Les intervenants ont fait valoir que dans les cas de restrictions imposées aux contacts des enfants avec leurs parents incarcérés, les droits des enfants étaient concernés autant, sinon plus, que ceux des parents. Selon des études publiées, les enfants de parents incarcérés courent un plus grand risque d'éclatement de la famille, de stigmatisation et de problèmes de santé mentale. En outre, le traumatisme causé par la disparition soudaine d'un parent et l'absence de contact qui s'ensuit peuvent conduire les jeunes enfants à rejeter le parent à un stade ultérieur de leur vie. Toutefois, des études ont montré que ces risques pouvaient être atténués par des contacts fréquents et significatifs entre les enfants et leurs parents emprisonnés.

L'appréciation de la Cour

38.  Il n'est pas contesté entre les parties que la restriction imposée au requérant de recevoir des visites familiales pendant les neuf premiers mois de sa détention provisoire, du 17 novembre 2019 au 20 août 2020, constitue une ingérence dans son droit au respect de sa vie familiale en vertu de l'article 8 de la Convention. Il n'est pas non plus contesté que cette ingérence était conforme à la loi (voir le paragraphe 19 ci-dessus) et qu'elle poursuivait le but légitime de la prévention des troubles ou des infractions (voir Hagyó c. Hongrie, no 52624/10, § 77, 23 avril 2013). Dès lors, il appartient à la Cour de vérifier si l'ingérence était nécessaire dans une société démocratique.

39.  Les principes généraux pertinents ont été résumés dans l'affaire Khoroshenko c. Russie ([GC], précitée, §§ 116-26, et les affaires qui y sont citées).

40.  En particulier, la Cour rappelle que la détention, comme toute autre mesure privative de liberté, entraîne des limitations inhérentes à la vie privée et familiale. Elle a estimé qu'un certain contrôle des contacts des détenus avec le monde extérieur est nécessaire et n'est pas en soi incompatible avec la Convention. Néanmoins, la Cour reconnaît également qu'il est essentiel pour le droit des détenus au respect de la vie familiale que les autorités leur permettent ou, le cas échéant, les aident à maintenir des contacts avec leur famille proche (Kyriacou Tsiakkourmas et autres c. Turquie, no 13320/02, § 303, 2 juin 2015, et les affaires qui y sont citées).

41.  Par ailleurs, la Cour rappelle qu'il convient de distinguer l'application d'un régime pénitentiaire spécial ou d'un régime de visite spécial pendant l'instruction, lorsque ces mesures peuvent raisonnablement être considérées comme nécessaires pour atteindre le but légitime poursuivi, de l'application prolongée d'un tel régime (voir Khoroshenko, précité, § 124, et les affaires qui y sont citées).

42.  En l'espèce, la Cour admet que certaines restrictions aux contacts du requérant avec le monde extérieur étaient raisonnablement nécessaires compte tenu du caractère organisé des crimes dont il était soupçonné (Bogusław Krawczak c. Pologne, no 24205/06, § 117, 31 mai 2011), ainsi que du fait que, pendant la durée de sa détention provisoire, tous les suspects n'avaient pas encore été identifiés et que diverses mesures d'enquête étaient encore en cours d'exécution (voir les paragraphes 7, 8, 12 et 15 ci-dessus). Toutefois, elle rappelle que l'article 8 de la Convention exige des États qu'ils prennent en compte les intérêts du détenu et des membres de sa famille et qu'ils les évaluent non pas en termes de grandes généralités mais en fonction de la situation spécifique (voir Andrey Smirnov c. Russie, no. 43149/10, § 48, 13 février 2018 ; voir aussi la position du CPT, citée au paragraphe 28 ci-dessus, concernant la nécessité de justifier spécifiquement tout refus de visites familiales).

43.  La Cour note que le 17 février 2020, le requérant s'est vu accorder une visite de sa femme et de sa fille, compte tenu des difficultés psychologiques rencontrées par cette dernière, et qu'à partir du 20 août 2020, il a été autorisé à recevoir deux visites familiales par mois (voir paragraphes 9, 10 et 15 ci-dessus). Elle est convaincue que ces décisions ont été prises après une évaluation individualisée de la situation du requérant. Toutefois, pendant le reste de sa détention provisoire, les refus des autorités d'accorder au requérant des visites de sa femme et de sa fille étaient essentiellement fondés sur l'argument selon lequel il pourrait chercher à interférer avec l'enquête - pour coordonner sa position avec d'autres suspects, suborner des témoins ou cacher ou détruire des preuves - en utilisant sa famille (voir les paragraphes 8 et 12 ci-dessus).

44.  La Cour a admis que, dans certaines circonstances, les visites familiales pouvaient servir à transmettre des ordres et des instructions à l'extérieur, justifiant ainsi des restrictions à ces visites (voir Enea c. Italie [GC], no. 4912/01, § 126, CEDH 2009, et les affaires qui y sont citées). La Cour est consciente du fait qu'il appartient en premier lieu aux autorités nationales d'évaluer la nécessité de telles restrictions, mais elle souligne que les décisions à cet égard doivent également tenir dûment compte de la nécessité de protéger la vie familiale des personnes concernées, notamment des mineurs. Or, en l'espèce, les autorités nationales n'ont pas expliqué pourquoi elles considéraient qu'un tel risque existait dans la situation particulière du requérant et de sa famille. La Cour observe que l'épouse et la fille du requérant n'étaient ni suspectes ni témoins dans la procédure pénale, et que les autorités n'ont jamais contesté l'affirmation du requérant selon laquelle elles n'avaient aucun lien avec les autres suspects et n'étaient pas au courant de l'affaire pénale (voir paragraphe 13 ci-dessus et Varnas c. Lituanie, no. 42615/06, § 120, 9 juillet 2013). En outre, il n'a jamais été allégué qu'au cours de la seule visite familiale qui avait été accordée, le requérant, son épouse ou sa fille avaient tenté de quelque manière que ce soit d'interférer avec l'enquête.

45.  En refusant d'accorder au requérant des visites familiales, les autorités ont accordé une importance significative au fait qu'à deux reprises, il avait obtenu illégalement un téléphone portable pendant sa détention (voir le paragraphe 12 ci-dessus). Toutefois, la Cour observe qu'il n'a jamais été établi que le requérant avait utilisé les téléphones obtenus illégalement d'une manière qui aurait pu compromettre le succès de l'enquête (voir les observations du requérant au paragraphe 32 ci-dessus et, mutatis mutandis, Kučera c. Slovaquie, no. 48666/99, § 132, 17 juillet 2007).

46.  La Cour observe en outre que le requérant a proposé aux autorités que les visites familiales, y compris celles de sa fille uniquement, puissent avoir lieu en présence de son avocat, d'un enquêteur ou d'un employé du centre de détention (voir paragraphes 11 et 13 ci-dessus). Cependant, rien n'indique que les autorités aient correctement examiné ces propositions : elles se sont contentées d'indiquer que la présence de l'avocat du requérant ne suffirait pas à éliminer le risque d'interférence avec la procédure, sans motiver cette décision (voir paragraphe 12 ci-dessus), et elles n'ont nullement abordé les autres modalités proposées. A cet égard, la Cour observe qu'à l'époque des faits, le droit interne prévoyait des visites sans contact en présence d'un représentant de l'établissement de détention et qu'il pouvait être mis fin aux visites en cas de violation du règlement des visites (voir paragraphes 21 et 24 ci-dessus). Dès lors, la Cour estime que les autorités internes n'ont pas démontré que le fait d'autoriser le requérant à rencontrer sa femme et sa fille dans le cadre d'un régime de visite spécial, tel que la supervision par un agent compétent, aurait compromis l'enquête (voir Kučera, précité, § 130 ; Ferla c. Pologne, no. 55470/00, § 47, 20 mai 2008 ; Piechowicz c. Pologne, no 20071/07, § 220, 17 avril 2012 ; et Hagyó, précité, §§ 87-88).

47.  En outre, la Cour ne peut ignorer le fait qu'à l'époque des faits, la fille du requérant était âgée de dix ans. Elle prend note de la documentation internationale pertinente concernant l'importance pour les enfants de maintenir un lien avec leurs parents incarcérés (voir paragraphes 27 et 37 ci-dessus). En effet, la détresse de la fille du requérant due à l'impossibilité de voir son père a été établie par un psychologue et reconnue par les autorités internes à une occasion, lorsqu'une visite familiale a été accordée (voir paragraphe 9 ci-dessus). Bien que, dans leurs décisions ultérieures, les autorités aient semblé mettre en doute l'étroitesse de la relation du requérant avec sa fille, étant donné qu'il avait passé beaucoup de temps à l'étranger (voir paragraphe 12 ci-dessus), la Cour a du mal à admettre que l'appréciation subjective par les autorités de la solidité des liens familiaux d'un détenu puisse être déterminante pour refuser des visites familiales. Enfin, elle note que les autorités nationales n'ont pas expliqué en quoi la visite d'un enfant de dix ans aurait pu avoir une incidence sur le succès de la procédure pénale.

48.  Les considérations qui précèdent sont suffisantes pour permettre à la Cour de conclure que les restrictions imposées au requérant pour recevoir des visites de sa femme et de sa fille pendant sa détention provisoire, qui ont fait qu'il n'a reçu qu'une seule visite en neuf mois, n'ont pas été jugées nécessaires dans une société démocratique.

49.  Il y a donc eu violation de l'article 8 de la Convention.

II.     APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

50.  L'article 41 de la Convention prévoit :

"Si la Cour constate une violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante concernée ne permet qu'une réparation partielle, la Cour accorde, s'il y a lieu, une satisfaction équitable à la partie lésée".

51.  Le requérant réclamait 12 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral pour la détresse causée par la restriction prolongée de la possibilité de voir sa femme et sa fille.

52.  Le gouvernement soutient que cette affirmation est excessive et non fondée.

53.  La Cour n'a aucune raison de douter que la restriction des visites familiales pendant les neuf premiers mois de sa détention provisoire ait causé au requérant une détresse et une souffrance émotionnelle. Toutefois, elle estime que sa demande au titre du dommage moral est excessive. Statuant en équité, le Tribunal estime raisonnable d'accorder au requérant 5 000 EUR, plus toute taxe éventuelle, à ce titre.

Frais et dépens

54.  Le requérant réclame également 5 750 EUR pour les frais et dépens encourus devant les juridictions internes et devant la Cour. Il a soumis la liste des services juridiques qui lui ont été fournis et une copie d'une facture indiquant que son épouse avait effectué le paiement à son avocat.

55.  Le gouvernement ne conteste pas que ces dépenses ont été nécessairement encourues et qu'elles sont raisonnables.

56.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant n'a droit au remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où il est démontré que ceux-ci ont été effectivement et nécessairement exposés et qu'ils sont raisonnables quant à leur montant (voir, parmi beaucoup d'autres autorités, H.F. et autres c. France [GC], nos 24384/19 et 44234/20, § 291, 14 septembre 2022). En l'espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, le Tribunal fait entièrement droit à la demande du requérant et lui alloue 5 750 EUR, plus toute taxe pouvant être mise à sa charge, sous ce chef.

C.    Intérêt de retard

57.  La Cour estime qu'il convient de fonder le taux d'intérêt moratoire sur le taux de prêt marginal de la Banque centrale européenne, auquel il convient d'ajouter trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,

1.     Déclare la demande recevable ;

2.     Dit qu'il y a eu violation de l'article 8 de la Convention ;

3.     Dit

(a)   que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l'arrêt est devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, les montants suivants :

(i) 5 000 EUR (cinq mille euros), plus toute taxe éventuelle, au titre du préjudice moral ;

(ii) 5 750 EUR (cinq mille sept cent cinquante euros), plus toute taxe pouvant être mise à la charge du demandeur, au titre des frais et dépens ;

(b)  qu'à partir de l'expiration des trois mois susmentionnés et jusqu'au règlement, des intérêts simples seront dus sur les montants susmentionnés à un taux égal au taux de prêt marginal de la Banque centrale européenne pendant la période de défaillance, majoré de trois points de pourcentage ;

4.     La demande de satisfaction équitable du requérant est rejetée pour le surplus.

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