En principe, la CEDH n'attend pas des juridictions suprêmes qu'elles motivent leurs décisions avec le même degré de précision ou le même soin qu'une juridiction du fond, surtout lorsqu'il s'agit de rejeter un argumentaire.
Il est même admis que les cours suprêmes puissent motiver leurs arrêts de rejet par la simple mention d'un article de loi, sans plus de développements, sans pour autant violer l'article 6 §1 de la Convention (droit à un procès équitable).
C'est pourquoi il peut paraître étonnant de voir que, s'agissant du rejet d'une demande de renvoi préjudiciel à la CJUE, la CEDH a précisé qu'elle attendait tout de même d'une Cour de cassation un minimum de motivations pour justifier ce rejet.
Dans l'arrêt Georgiou contre Grèce de ce jour, la CEDH a ainsi souligné que :
"dans le contexte spécifique de l'article 267 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), cela signifie que les juridictions nationales dont les décisions ne sont pas susceptibles d'un recours juridictionnel en droit interne sont tenues de justifier leur refus de poser une question préjudicielle à la CJUE sur l'interprétation du droit de l'UE à la lumière des exceptions prévues par la jurisprudence de la CJUE. Ils doivent donc indiquer les raisons pour lesquelles ils estiment que la question n'est pas pertinente, ou que la disposition du droit de l'UE en question a déjà été interprétée par la CJUE, ou encore que l'application correcte du droit de l'UE est tellement évidente qu'elle ne laisse place à aucun doute raisonnable.
En l'espèce, le requérant a demandé à la Cour de cassation, dans son mémoire du 21 mars 2018, de demander à la CJUE de rendre une décision préjudicielle sur l'intention réelle du principe 1.4 du code de la statistique européenne de l'Union européenne.
La décision de la Cour de cassation n'était susceptible d'aucun recours en droit interne. La Cour de cassation avait donc l'obligation de motiver son refus de poser une question préjudicielle à la CJUE." (l'arrêt n'existe qu'en anglais, cette traduction en français n'est donc pas officielle, c'est une translation rapide que j'ai faite moi-même).
Pour plus de questions sur les subtilités de l'obligation de motiver les décisions de justice, n'hésitez pas à contacter notre cabinet d'avocats à la CEDH.
Sinon, la décision en cause est attachée en pdf.
Comme cette décision est en anglais, une version traduite (non-officielle) est mise à disposition ci-dessous (avec toutes mes excuses pour les fautes de frappes, coquilles et problèmes de mise en page résiduels).
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EUROPEAN COURT OF HUMAN RIGHTS
COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L'HOMME
TROISIÈME SECTION
AFFAIRE GEORGIOU c. GRECE
(Requête n° 573 7 8/18)
ARRÊT
Art. 6 § 1 (pénal) - Procès équitable - Défaut d'examen par la Cour de cassation, sans motivation, de la demande du requérant de poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l'Union européenne
Art. 46 - Exécution du jugement - Réouverture de la procédure interne, si elle est demandée, pour permettre l'examen de la demande de renvoi
STRASBOURG
14 mars 2023
Le présent arrêt deviendra définitif dans les conditions prévues à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut faire l'objet d'une révision rédactionnelle.
Dans l'affaire Georgiou c. Grèce,
La Cour européenne des droits de l'homme (troisième section), siégeant en chambre composée de :
Pere Pastor Vilanova, Président,
Georgios A. Serghides,
Yonko Grozev,
Dalian Pavli,
Peeter Roosma,
Ioannis Ktistakis,
Andreas Zünd, juges,
et Milan Blagko, greffier de section,
Vu:
la requête (no 57378/18) dirigée contre la République hellénique et dont un ressortissant grec, M. Andreas Georgiou ('' le requérant "), a saisi la Cour en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ('' la Convention ") le 3 décembre 2018 ;
la décision de notifier au gouvernement grec ("le gouvernement") le grief relatif à l'article 6 § 1 de la Convention et de déclarer le reste de la requête irrecevable ;
les observations des parties ;
la décision de ne pas organiser d'audition ;
Ayant délibéré à huis clos le 14 février 2023,
Rend l'arrêt suivant, qui a été adopté à cette date :
INTRODUCTION
- La requête concerne une demande de renvoi préjudiciel à la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) adressée par le requérant à la Cour de cassation grecque dans le cadre d'une procédure pénale à son encontre, et l'absence alléguée de motivation de la Cour de cassation pour refuser tacitement cette demande.
LES FAITS
- Le requérant est né en 1960 et vit à Darnestown (Maryland, États-Unis). Le requérant était représenté par M. S. Potamitis, M. A. Demetriades, M. K. Papadiamantis et Mme V. Psaltis, avocats exerçant à Athènes.
- Le gouvernement était représenté par les délégués de ses agents, Mme E. Tsaousi, conseillère juridique au Conseil juridique de l'État, et Mme A. Dimitrakopoulou, conseillère principale au Conseil juridique de l'État.
- Les faits de l'affaire peuvent être résumés comme suit.
- Le requérant a été président de l'Autorité statistique hellénique (ELSTAT) du 2 août 2010 au 2 août 2015.
6. Le 10 novembre 2010, le requérant a transmis à Eurostat des données révisées concernant le déficit grec pour l'année 2009. Le requérant n'a pas soumis les données à l'approbation du conseil d'administration d'ELSTAT, composé de sept membres, à l'avance.
7. Le requérant a affirmé que ses actions étaient conformes au principe d'indépendance professionnelle du code de bonnes pratiques de la statistique européenne, dont le principe 1.4 lui confère explicitement la "responsabilité exclusive", en tant que chef de l'autorité statistique, de la décision de publier des statistiques.
8. À une date non précisée, une procédure pénale a été engagée contre le requérant pour manquement à ses obligations.
9. Le 6 décembre 2016, le requérant a été acquitté en première instance des trois chefs d'accusation retenus contre lui par le tribunal pénal d'Athènes composé de trois membres (jugement n° 40428 A/2016). Les chefs d'accusation étaient les suivants :
- la violation de son obligation officielle de plein emploi exclusif auprès d'ELSTAT, car, au moment de sa nomination, il avait également continué à occuper un poste au Fonds monétaire international ;
- violation de son obligation officielle de convoquer le conseil d'administration d'ELSTAT de novembre 2010 à septembre 2011 ; et
- manquement à ses obligations officielles en ce qu'il a publié les informations relatives au déficit budgétaire pour 2009 sans les communiquer au préalable au conseil d'administration d'ELSTAT ni lui demander son accord pour la publication.
10. Le procureur du tribunal pénal d'Athènes a fait appel.
11. Le 1 er août 2017, la cour d'appel d'Athènes a estimé que le requérant avait commis le délit de manquement aux obligations et l'a déclaré coupable du troisième des chefs d'accusation susmentionnés et non coupable des autres. Le requérant a été condamné à deux ans d'emprisonnement, la peine étant assortie d'un sursis (arrêts n° 3103/2017 et 4480/2017). En particulier, la cour d'appel a déclaré le requérant coupable pour les raisons suivantes :
"À Athènes, le 10 novembre 2010, il [...] a transmis à Eurostat un rapport sur les données budgétaires de la Grèce, y compris les données relatives au déficit budgétaire pour 2009, sans les communiquer à ELSTAT en tant qu'organisme et sans obtenir l'accord d'ELSTAT, en violation de l'article 10
§ 2 A de la loi n° 3832/2010, telle qu'elle se lisait à l'époque, par lequel "ELSTAT doit
notamment
12. Le requérant a introduit un pourvoi en cassation.
13. Par un mémoire de motivation complémentaire en date du 21 mars 2018, le requérant a sollicité une décision préjudicielle auprès de la CJUE. Il a notamment fait valoir :
"Si, néanmoins, il existe un doute quant à l'interprétation correcte de la disposition cruciale, votre Cour devrait, conformément à l'article 267 du TFUE, demander à la Cour de justice de l'Union européenne de rendre une décision préjudicielle sur l'intention réelle du principe 1.4 du code de bonnes pratiques de la statistique européenne. Si ce renvoi préjudiciel n'est pas effectué, cela constituera une violation de mon droit à un procès équitable, tel que défini à l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme..."
- Le 7 juin 2018, la Cour de cassation a rejeté son pourvoi en cassation (arrêt n° 977/2018). Dans cet arrêt, il n'est pas fait référence à la demande de décision préjudicielle du requérant auprès de la CJUE.
CADRE JURIDIQUE PERTINENT
- Le droit et la pratique internes et de l'Union européenne pertinents sont décrits dans les arrêts de la Cour Gorou c. Grèce (no 2) ([GC], no 12686/03, § 15, 20 mars 2009), Baydar c. Pays-Bas (no 55385/14, §§ 21-29, 24 avril 2018) et Ilias Papageorgiou c. Grèce (no 44101/13, § 14, 10 décembre 2020).
- Le principe 1.4 du code de bonnes pratiques de la statistique européenne se lit comme suit :
"Les directeurs des instituts nationaux de statistique et d'Eurostat et, le cas échéant, les directeurs d'autres autorités statistiques ont la responsabilité exclusive de décider des méthodes, normes et procédures statistiques, ainsi que du contenu et du calendrier des publications statistiques".
LA LOI
I. VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
- Le requérant se plaint que la Cour de cassation a rejeté la demande de renvoi préjudiciel sans aucune justification. Il invoque l'article 6 de la Convention, dont les passages pertinents se lisent comme suit :
"Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement par un tribunal qui décidera soit de ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle".
A. Recevabilité
- La Cour constate que ce grief n'est ni manifestement mal fondé ni irrecevable pour les autres motifs énumérés à l'article 35 de la Convention. Il doit donc être déclaré recevable.
B. Mérites
1. Observations des parties
- Le requérant fait valoir que, malgré la jurisprudence de la Cour, la Cour de cassation n'a pas traité sa demande de renvoi préjudiciel à la CJUE. Non seulement la Cour de cassation n'a pas examiné les critères pertinents ni motivé son refus de poser une question préjudicielle, mais elle n'a même pas mentionné la demande du requérant. En outre, elle n'a même pas mentionné le mémoire du requérant dans lequel cette demande avait été formulée. Dans ce mémoire, le requérant avait expliqué quelle était l'interprétation correcte du principe 1.4, fourni des preuves du sens de ce principe à l'appui de son interprétation et demandé à la Cour de cassation, si elle avait encore des doutes quant à l'interprétation correcte, d'introduire une demande de décision préjudicielle. Selon le requérant, la demande formulée dans le mémoire était claire et ne dépendait pas de la question de savoir si la Cour de cassation avait des doutes sur le sens de la disposition pertinente. Le requérant a ajouté que le principe d'indépendance du président d'ELSTAT était d'une importance fondamentale pour la fiabilité des statistiques nationales au sein de l'Union européenne (UE). Le fait que la Cour de cassation n'ait pas abordé cette question critique signifie que le devoir professionnel fondamental du requérant en tant que président n'a pas été dûment pris en considération.
- Le Gouvernement soutient qu'il ressort du libellé de la demande de renvoi préjudiciel que le requérant a soulevé une question à traiter uniquement si la Cour de cassation a un doute quant à l'interprétation du principe 1.4 du code de bonnes pratiques de la statistique européenne. Selon le Gouvernement, le contenu de l'arrêt de la Cour de cassation montre que la décision des juridictions internes ne peut être considérée comme arbitraire, totalement déraisonnable, contradictoire ou incohérente, de sorte qu'aucune question ne se pose au regard de l'article 6 § 1. Il n'a pas été nécessaire pour la Cour de cassation de donner une réponse détaillée. En outre, elle a inclus dans son arrêt les considérations détaillées cruciales de la juridiction chargée du fond de l'affaire. Il ne fait donc aucun doute que les juridictions internes ont prêté l'attention voulue, pris en compte et apprécié toutes les allégations du requérant et fourni une motivation adéquate, conformément aux exigences de la Convention.
- En ce qui concerne en particulier le rejet de la demande de renvoi préjudiciel à la CJUE, le gouvernement a fait valoir qu'il était clair que la Cour de cassation n'avait eu aucun doute quant à l'interprétation et au sens des dispositions appliquées, "ce qui n'est pas infirmé par une éventuelle interprétation différente proposée par le requérant". Les dispositions, y compris le principe 1.4 du code de bonnes pratiques de la statistique européenne, étaient, selon les évaluations de la Cour de cassation et de la Cour d'appel, suffisamment claires et, par conséquent, aucun renvoi préjudiciel à la CJUE n'était nécessaire.
nécessaires pour que les tribunaux nationaux puissent rendre leur jugement final. Une interprétation par la CJUE des mots "la seule responsabilité" dans le Principe 1.4 du Code de bonnes pratiques de la statistique européenne, indépendamment de la force formelle du Code, ne contribuerait pas matériellement à l'évaluation des motifs du pourvoi par la Cour de cassation. Par conséquent, une demande de décision préjudicielle, même si elle avait été jugée recevable par la CJUE, n'aurait pas eu d'influence décisive sur l'issue de l'affaire. Le gouvernement a également fait valoir qu'il appartiendrait en tout état de cause à la juridiction nationale d'appliquer le droit de l'UE après l'émission de l'arrêt préjudiciel, ce qui n'aurait aucune influence décisive sur l'issue de l'affaire. En tout état de cause, en l'espèce, les juridictions nationales n'ont pas jugé nécessaire de rendre une décision préjudicielle.
2. L'appréciation de la Cour
- S'agissant des principes généraux régissant l'application de l'article 6 de la Convention dans des affaires soulevant des questions similaires à celles qui se posent en l'espèce, la Cour renvoie à sa jurisprudence pertinente en la matière (voir, en particulier, Dhahbi c. Italie, no 17120/09, § 31, 8 avril 2014, Baydar, précité, §§ 41-44, et Bio Farmland Betriebs S.R.L.
y. Roumanie, no 43639/17, §§ 48-51, 13 juillet 2021).
- Dans l'affaire Vergauwen et autres c. Belgique ((déc.), no. 4832/04, §§ 89-90, 10 avril 2012), la Cour a établi les principes suivants :
- L'article 6 § 1 impose aux juridictions internes l'obligation de motiver, à la lumière du droit applicable, les décisions par lesquelles elles refusent de poser une question préjudicielle ;
- lorsqu'un grief de violation de l'article 6 § 1 est porté devant la Cour dans ce contexte, sa tâche consiste à s'assurer que la décision attaquée de refus de renvoi a été dûment motivée ;
- s'il appartient à la Cour d'effectuer ce contrôle de manière rigoureuse, il ne lui appartient pas d'examiner les erreurs que les juridictions internes auraient pu commettre dans l'interprétation ou l'application du droit pertinent ;
- dans le contexte spécifique de l'article 267 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), cela signifie que les juridictions nationales dont les décisions ne sont pas susceptibles d'un recours juridictionnel en droit interne sont tenues de justifier leur refus de poser une question préjudicielle à la CJUE sur l'interprétation du droit de l'UE à la lumière des exceptions prévues par la jurisprudence de la CJUE. Ils doivent donc indiquer les raisons pour lesquelles ils estiment que la question n'est pas pertinente, ou que la disposition du droit de l'UE en question a déjà été interprétée par la CJUE, ou encore que l'application correcte du droit de l'UE est tellement évidente qu'elle ne laisse place à aucun doute raisonnable.
- En l'espèce, le requérant a demandé à la Cour de cassation, dans son mémoire du 21 mars 2018, de demander à la CJUE de rendre une décision préjudicielle sur l'intention réelle du principe 1.4 du code de la statistique européenne de l'Union européenne.
Pratique. La décision de la Cour de cassation n'était susceptible d'aucun recours en droit interne. La Cour de cassation avait donc l'obligation de motiver son refus de poser une question préjudicielle à la CJUE.
- L'arrêt de la Cour de cassation du 7 juin 2018 ne contient ni une référence à la demande formulée par le requérant, ni les raisons pour lesquelles il a été considéré que la question soulevée par celui-ci ne méritait pas d'être soumise à la CJUE. Cela étant, le contenu et la motivation de l'arrêt n° 977/2018 de la Cour de cassation ne permettent pas d'établir si la question a été jugée non pertinente, si elle a été considérée comme portant sur une disposition claire ou déjà interprétée par la CJUE, ou si elle a tout simplement été ignorée (voir Dhahbi, précité, § 33, et à l'inverse Vergauwen et autres, précité, § 91). Quant à l'argument du Gouvernement selon lequel le requérant n'aurait demandé un renvoi préjudiciel qu'au cas où la Cour de cassation aurait des doutes sur l'interprétation des principes applicables (paragraphe 20 ci-dessus), la Cour note qu'il ne saurait influer sur sa conclusion puisque, comme établi ci-dessus, la Cour de cassation n'a pas motivé son rejet de cette demande.
- Il y a donc eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention.
II. APPLICATION DES ARTICLES 41 ET 46 DE LA CONVENTION
- L'article 41 de la Convention stipule que
"Si la Cour constate une violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante concernée ne permet qu'une réparation partielle, la Cour accorde, s'il y a lieu, une satisfaction équitable à la partie lésée".
- Les parties pertinentes de l'article 46 de la Convention sont les suivantes :
"Les Hautes Parties Contractantes s'engagent à se conformer à l'arrêt définitif de la Cour dans toute affaire à laquelle elles sont parties.
2. L'arrêt définitif de la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille l'exécution".
(4"
A. Article 41 de la Convention
- Le requérant n'a formulé aucune demande au titre du dommage matériel ou moral, ni au titre des frais et dépens. Il a fait valoir que ce qui était important pour lui, c'était la réouverture de la procédure interne.
- Dans ces conditions, la Cour n'est pas appelée à rendre une sentence en vertu de l'article 41 de la Convention.
B. Article 46 de la Convention
- La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle un arrêt dans lequel elle constate une violation impose à l'État défendeur une obligation juridique de mettre fin à la violation et de réparer ses conséquences de manière à rétablir autant que possible la situation existant avant la violation (voir Kurie et autres c. Slovénie (satisfaction équitable) [GC], no 26828/06, § 79, CEDH 2014). Les États contractants qui sont parties à une affaire sont en principe libres de choisir les moyens par lesquels ils se conformeront à un arrêt dans lequel la Cour a constaté une violation. Cette discrétion quant aux modalités d'exécution d'un arrêt reflète la liberté de choix qui s'attache à l'obligation première des États contractants, en vertu de la Convention, de garantir les droits et libertés qu'elle garantit (article 1). Si la nature de la violation permet la restitutio in integrum, c'est à l'Etat défendeur de l'effectuer, la Cour n'ayant ni le pouvoir ni la possibilité pratique de le faire elle-même.
- La Cour rappelle qu'elle a conclu à la violation de l'article 6 § 1 de la Convention au motif que la Cour de cassation n'a pas examiné la demande de renvoi préjudiciel du requérant à la CJUE.
- En principe, il n'appartient pas à la Cour de prescrire exactement comment un Etat doit mettre fin à une violation de la Convention et en réparer les conséquences. Néanmoins, il est clair que le rétablissement d'une " situation aussi proche que possible de celle qui aurait existé si la violation en question n'avait pas eu lieu " (voir Papamichalopoulos et autres c. Grèce (article 50), 31 octobre 1995, § 38, série A no 330-B ; Visting et Perepjolkins c. Lettonie (satisfaction équitable) [GC], no. 71243/01, § 33, CEDH 2014 ; et Chiragov et autres c. Arménie (satisfaction équitable) [GC], no 13216/05, § 59, 12 décembre 2017) consisterait, en l'espèce, à prendre des mesures pour assurer la réouverture de la procédure interne, si elle est demandée, afin que la demande de renvoi préjudiciel soit examinée par la Cour de cassation.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
- Déclare la demande recevable ;
- Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention ;
- Dit que la prise de mesures par l'État défendeur pour assurer la réouverture de la procédure devant la Cour de cassation, si elle est demandée, constituerait une réparation appropriée de la violation des droits du requérant.
OPINION CONCORDANTE DU JUGE
SERGHIDES
I. Introduction
- Le présent arrêt concerne le grief du requérant selon lequel la Cour de cassation grecque a rejeté sa demande de renvoi préjudiciel à la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) sans aucune justification et a donc, par son omission, violé l'article 6 § 1 de la Convention.
- Je suis entièrement d'accord avec l'arrêt et, par conséquent, avec tous les points de son dispositif. La seule raison pour laquelle j'ai décidé de rédiger cette opinion concordante est d'expliquer ce que j'estime être les bases juridiques du pouvoir de la Cour d'indiquer des mesures individuelles, en vue de contribuer à l'exécution de ses propres arrêts et, en particulier, en l'espèce, en estimant "que l'adoption de mesures par l'État défendeur pour assurer la réouverture de la procédure devant la Cour de cassation, si elle est demandée, constituerait une réparation appropriée de la violation des droits du requérant" (voir le point 33 de l'arrêt et le point 3 de son dispositif).
- Il est nécessaire de développer cette question car, bien que la Cour indique très souvent des mesures générales et individuelles dans ses arrêts, elle omet cependant de se référer ou du moins de développer la base juridique ou les bases pour le faire, sauf à traiter ces questions sous le titre "Article 46 de la Convention", comme la Cour l'a fait dans le présent arrêt, laissant ainsi entendre que sa base juridique est l'article 46. Le présent avis vise non seulement à renforcer le présent arrêt, mais aussi à montrer qu'il ne fait aucun doute que la Cour a le pouvoir de contribuer à la mise en oeuvre de ses propres arrêts.
- Avant d'examiner la base juridique du pouvoir de la Cour de contribuer à la mise en oeuvre de ses propres arrêts, il convient d'expliquer la différence entre la mise en oeuvre et l'exécution, car c'est dans le contexte de la mise en oeuvre plutôt que de l'exécution des arrêts de la Cour que l'indication des mesures individuelles (ainsi que, bien sûr, des mesures générales) est faite.
II. Différence entre la mise en oeuvre et l'exécution
des arrêts de la Cour
- Je suis d'avis que toute critique négative éventuelle de la contribution ou de la participation de la Cour à la mise en oeuvre de ses propres arrêts pourrait à juste titre être résolue en expliquant la différence entre la mise en oeuvre et l'exécution des arrêts.
- À mon humble avis, le terme "mise en oeuvre" est plus large que celui d'"exécution", car le premier désigne le processus de mise en oeuvre d'un jugement ou d'une décision, à partir du moment où l'affaire est jugée et où sa décision est prise.
Le libellé est formulé par les juges, tandis que l'exécution a lieu après le prononcé de l'arrêt. Si l'on considère l'exécution sous cet angle, l'article 46 § 2 de la Convention ne peut donc pas être un obstacle empêchant la Cour de contribuer à l'exécution de ses arrêts, puisque l'exécution de ses arrêts par les autorités nationales sous la surveillance du Comité des Ministres (CdM) n'est qu'une partie du processus d'exécution dans son ensemble et qu'elle commence après le prononcé de l'arrêt. En d'autres termes, en considérant que la mise en oeuvre commence avant le prononcé et inclut la formulation de l'arrêt, il n'y aura pas de conflit entre le rôle de la Cour et celui des Hautes Parties contractantes ou du Comité des Ministres, puisque ces derniers ne peuvent prétendre à aucun rôle dans la supervision d'un arrêt avant son prononcé.
- Il convient de souligner que, à l'exception de la procédure prévue à l'article 46
Conformément aux §§ 3-5 de la Convention, toute la contribution de la Cour à la mise en oeuvre de ses propres arrêts s'inscrit dans le cadre de l'arrêt lui-même, qui doit être mis en oeuvre, et non en dehors de ce cadre. Il s'agit d'une contribution proactive de la part de la Cour. La mise en oeuvre effective d'un arrêt, qui est une exigence du principe d'effectivité en tant que norme de droit international, devrait toujours être présente à l'esprit de la Cour lorsqu'elle rédige son arrêt et prévoit des mesures générales ou individuelles à prendre par l'État défendeur concerné dont il est établi qu'il a violé une disposition de la Convention.
III. Les bases juridiques du pouvoir de la Cour d'indiquer des
mesures individuelles
- À mon avis, les bases juridiques permettant à la Cour d'indiquer des mesures individuelles, y compris la mesure prévue au point 3 du dispositif du présent arrêt, sont multiples et peuvent être résumées comme suit :
- L'article 46 de la Convention, en vertu duquel la mesure individuelle visée au paragraphe 33 est examinée dans le présent arrêt. L'article 46 § 1 prévoit la force obligatoire des arrêts de la Cour pour les Hautes Parties contractantes, et il est évident que la Cour, en les prononçant, doit les rendre clairs et utiles aux Etats pour qu'ils s'y conforment sous le contrôle du CoM. L'efficacité est une condition de la force obligatoire des arrêts. Si les arrêts de la Cour n'avaient pas de force obligatoire, il ne serait pas nécessaire qu'ils soient effectifs ni qu'ils soient exécutés. Outre le paragraphe 1, les paragraphes 3 à 5 de l'article 46 peuvent également montrer que la Cour a le pouvoir de participer à l'exécution de ses propres arrêts, mais comme ces dispositions ne sont pas pertinentes pour les faits de la présente affaire, je ne les examinerai pas plus avant.
- l'article 45 de la Convention, qui prévoit que la Cour doit motiver ses arrêts. À mon avis, cela peut également inclure des raisons sur la manière dont la Cour considère que ses arrêts peuvent être mieux mis en oeuvre, en particulier lorsque les mesures individuelles proposées sont inextricablement liées.
avec la ou les questions dont la Cour est saisie, comme en l'espèce. À mon avis, le principe d'effectivité en tant que norme de droit international s'inscrit dans l'arrêt de la Cour jusqu'à son exécution effective.
- L'article 32 § 1 de la Convention, qui prévoit que "la compétence de la Cour s'étend à toutes les questions concernant l'interprétation et l'application de la Convention et de ses Protocoles qui lui sont soumises en vertu des articles 33, 34, 46 et 47". La référence expresse à l'article 46 dans l'article 32 § 1 ne laisse aucun doute sur le fait que la Cour peut tirer de ces deux dispositions son pouvoir de contribuer à l'exécution de ses propres arrêts en indiquant des mesures individuelles. En même temps, le paragraphe 2 de l'article 32 renforce encore ce constat en prévoyant qu'"en cas de contestation sur la compétence de la Cour, celle-ci décide".
- l'article 19 de la Convention, qui prévoit que la Cour veille au respect des engagements pris par les Parties contractantes à la Convention. Cela peut être mieux assuré, à mon avis, si la Cour est impliquée dans la mise en oeuvre de ses arrêts en y indiquant des mesures générales et individuelles qui peuvent aider les Hautes Parties contractantes et le CdM dans leurs tâches respectives, à savoir l'exécution et la surveillance de l'exécution des arrêts, respectivement.
- Article 6 § 1 de la Convention. La prompte exécution de l'arrêt de la Cour est considérée comme faisant partie intégrante du " procès " aux fins de l'article 6 (voir Assanidze c. Géorgie [GC], no 71503/01, § 181, 18 avril 2004, et Burdov c. Russie (no 2), no. 33509/04, § 65, 15 janvier 2009). L'article 6 § 1 s'applique non seulement aux juridictions internes mais aussi à la Cour elle-même (voir Jean-Paul Costa, La Cour européenne des droits de l'homme - Des Juges pour la Liberté, 2e édition, Dalloz, 2017, p. 179). Cette disposition permet à la Cour de contribuer à la mise en oeuvre de ses propres arrêts en veillant à ce que ses arrêts soient clairs et qu'ils aident, dans la mesure du possible, les parties contractantes concernées, sous le contrôle du CdM, à les exécuter plus efficacement et plus rapidement. La non-exécution ou l'exécution tardive des arrêts perturbe la sécurité juridique et, par conséquent, l'État de droit, étant donné que la sécurité juridique est un aspect de l'État de droit, à la lumière duquel le droit à un procès équitable doit être interprété. Ainsi, il a été soutenu à juste titre que "du point de vue de la CEDH, la non-exécution d'une décision de la Cour européenne des droits de l'homme constitue une violation de la Convention et bafoue l'État de droit" (voir Andrew Le Sueur, Maurice Sunkin, Jo Eric Khushal Murkens, Public Law - Text, Cases, and Materials, 4e édition, Oxford, 2019, à la p. 219).
- Les dispositions matérielles pertinentes de la Convention, en d'autres termes, les dispositions prétendument contestées dans un cas donné (en l'occurrence l'article 8) et la norme d'efficacité qu'elles contiennent. Comme je l'ai déjà dit dans plusieurs autres opinions individuelles et dans des travaux universitaires, le principe d'effectivité n'est pas seulement une méthode, un outil ou un moyen d'interprétation, mais aussi une norme d'efficacité.
Il s'agit d'un principe de droit international inscrit dans chaque disposition de la Convention garantissant les droits de l'homme, en l'occurrence l'article 8. Il est également inscrit dans les autres articles de la Convention mentionnés ci-dessus, à savoir les articles 19, 32, 45 et 46. Le principe d'effectivité en tant que norme de droit international devrait également être inhérent à chaque arrêt de la Cour. En ce qui concerne le "parcours" du principe d'efficacité en tant que norme de droit international dans une affaire particulière, je développerai ce point dans le prochain chapitre.
- Le pouvoir inhérent de la Cour repose sur son rôle et sa mission, qui est de protéger efficacement les droits de l'homme. Le principe d'efficacité en tant que norme de droit international est intégré dans la juridiction et le règlement de la Cour en tant que cour internationale des droits de l'homme.
- En outre, la règle générale et coutumière du droit international en vertu de laquelle une cour internationale des droits de l'homme peut contribuer à la mise en oeuvre de ses propres arrêts.
- La jurisprudence abondante et constante dans laquelle la Cour a prévu des mesures générales et individuelles, et par laquelle elle a reconnu et développé sa compétence en la matière.
- Le CdM a non seulement reconnu le pouvoir de la Cour de contribuer à la mise en oeuvre de ses propres arrêts, mais l'a également invitée à jouer un rôle plus actif dans certains cas (voir, par exemple, CM/Res(2004)3 sur les "arrêts révélant un problème systémique sous-jacent").
IV. Poursuite de la réflexion sur la contribution de la Cour
à la mise en oeuvre de ses arrêts sur la base du principe de subsidiarité.
l'efficacité en tant que norme de droit international
- Le principe d'effectivité en tant que norme de droit international implique que les dispositions de la Convention, qui sont des règles de droit international, doivent être effectives et traitées comme telles. Le même principe s'applique à la mise en oeuvre des arrêts de la Cour, qui doivent être exécutés de manière effective, afin de placer le requérant, dans la mesure du possible, dans la situation qui aurait été la sienne si les dispositions de la Convention n'avaient pas été violées.
- Le principe d'effectivité en tant que norme de droit international a un parcours remarquable dans un cas particulier qui peut être comparé à une course de relais : le principe d'effectivité en tant que norme est inhérent à la disposition pertinente de la Convention, en l'occurrence l'article 8 ; ensuite, la disposition, par son interprétation et son application par la Cour, transmet la norme d'effectivité à l'arrêt en tant que bâton, qui peut également contribuer à sa mise en oeuvre effective ; et enfin, l'arrêt transmet la norme d'effectivité au mécanisme d'exécution des arrêts en vertu de l'article 46 de la Convention. Plus cette course de relais est rapide et efficace, mieux le principe d'effectivité est défendu en tant que norme. Ce n'est que par le biais de la
C'est par la mise en oeuvre effective de l'arrêt que la fonction normative du principe peut être remplie.
- Le principe d'effectivité, en tant que norme de droit international intégrée dans un arrêt de la Cour et exigeant sa mise en oeuvre effective, concerne et imprègne l'ensemble de l'arrêt, non seulement la constatation d'une violation d'une disposition de la Convention, mais aussi toute disposition ou indication de l'arrêt appelant à des mesures générales ou individuelles concernant la mise en oeuvre de l'arrêt. Les mesures individuelles prévues au point 3 du dispositif du présent arrêt doivent, à mon humble avis, être considérées dans ce sens, à savoir comme une partie ou un élément de la norme d'efficacité de l'arrêt.
- La relation entre le principe d'effectivité en tant que norme de droit international et la mise en oeuvre effective des arrêts de la Cour est double : d'une part, le principe d'effectivité en tant que norme de droit international est la source principale et la base ou le fondement de la mise en oeuvre effective des arrêts de la Cour et, par conséquent, cette dernière est un corollaire du premier ; d'autre part, la mise en oeuvre effective des arrêts de la Cour est une exigence du principe d'effectivité en tant que norme de droit international, qui est englobé non seulement dans la disposition de la Convention en cause, en l'occurrence l'article 8, mais aussi dans l'arrêt de la Cour et dans les dispositions de l'article 46 de la Convention.
- Le principe d'effectivité en tant que norme de droit international est également une impulsion à l'implication évolutive de la Cour dans la mise en oeuvre de ses propres arrêts. C'est une conséquence de la capacité du principe d'efficacité en tant que norme, qui est flexible, tendant toujours à être progressif dans la protection effective des droits de l'homme.
- Par conséquent, la Cour contribue par son arrêt à la formulation de la norme d'efficacité et contribue en même temps à la mise en oeuvre de cet arrêt.
V. Conclusion
- J'ai décidé de suivre le présent arrêt en ce qui concerne le point 33 et le point 3 de son dispositif, en gardant à l'esprit l'analyse juridique ci-dessus. Cette opinion concordante vise humblement à faire un pas de plus quant aux bases juridiques qui permettent à la Cour de contribuer à la mise en oeuvre de ses arrêts, ce qui est de la plus haute importance pour la protection effective des droits de l'homme.
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