[ Droit constitutionnel - droit de l'Union Européenne - libertés publiques et sécurité intérieure - données de connexion]

 

 

 

La décision était attendue et, en un sens, elle a tenu ses promesses.

Le Conseil d'Etat, par un arrêt d'assemblée en date du 21 avril 2021[1], a été amené à se prononcer sur la question de la conservation des données de connexion, les accès à celles-ci, mais aussi la question de la criminalité et celle également de l'efficacité des services de renseignement.

Le tout, et cela qui est le cœur du litige et de la solution apportée, dans le cadre d'une différence d'interprétation entre l'Union Européenne et le  droit propre à la France, en application, plus précisément, de la directive du 12 juillet 2002 relative au traitement des données électroniques à caractère personnel[2].

En résumé, était-il permis, à un Etat, de conserver l'intégralité des bases de données de connexion, dans un intérêt de sécurité, où fallait-il, une suppression de celles-ci, au détriment des accès aux services de police et de renseignement ? La règle communément admise étant, qu'en outre, la durée de conservation maximale est d'une année.

S'agissant des questions purement techniques, on trouve d'abondants commentaires qui expriment que le Conseil d'Etat a "sauvé la conservation des données de connexion"[3].

Selon que l'on ait l'intérêt pour la sécurité ou pour la liberté, cette décision a été diversement appréciée.

Ce qui a été également vu, dans la technique juridique, cette fois, sont les difficultés d'interprétation du droit entre la juridiction de l'Union Européenne et les juridictions nationales.

En soi l'affaire n'est pas nouvelle et on passera vite sur les questions de primauté du droit de l'union sur celui du droit interne [4], ce que le droit européen ne cesse de construire et ce que le droit français a accepté et applique depuis plus de 30 ans.

 

Une matière où le droit se cherche

On aurait pu penser que les frontières soient fixées et qu'il n'y ait pas de débat théorique concernant l'application d'une directive.

Or, la question des données de connexion est assez nouvelle en droit parce qu'elle permet de tout connaître d'un individu et de retrouver sa trace dans la plupart des cas, quel que soit par ailleurs son statut (avocats, journalistes…) et le cadre légal (terrorisme, détournements de fonds, stupéfiants…). Et qu'elle se heurte surtout à des constructions juridiques en matière de droits individuels et de libertés publiques qui n'ont pas été pensées avec les technologies dont nous disposons désormais.

Et dans la mesure où, sans être péjoratif, le droit aurait tendance à courir après la technique, on ne peut pas dire qu'une réglementation l'emporte de façon définitive.

Non pas que cela n'ait pas été anticipé, mais nous passons désormais des "hypothèses d'école" à la réalité du droit appliqué.[5]

Et la réalité en question est celle de la sécurité nationale avec ses corollaires que sont la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la nation ou la lutte contre le terrorisme.

En raison de ces motifs, certes de principe, mais peut être surtout de leur opérabilité concrète, le Conseil d'Etat s'est estimé fondé à vérifier que le respect du droit européen ne compromettait pas les exigences de la constitution française. Il indique même s'autoriser à vérifier si le droit de l'Union, en la matière considérée - mais peut être aussi en toutes les matières - est de nature à permettre une protection équivalente à celle que garantit la constitution.

Dire qu'il s'agit là d'une exhumation du débat entre primauté du droit national et celui du droit européen, n'est sans doute pas exagéré et est apprécié ainsi par nombre de commentateurs[6].

A ce stade, on observera que le Conseil d'Etat qui avait été la dernière juridiction nationale à se rallier à la primauté du droit européen[7] sera peut-être la première à opérer un revirement. Dans le cas présent, il est timide, dans une matière particulière, comme on l'a vu, avec un angle d'attaque portant sur les "faiblesses de l'Union"[8], ou du moins estimées comme telles. Mais tout de même, en 2019 étaient fêtés les 30 ans de cette jurisprudence ouvrant le champ libre - si ce n'est absolu - au droit de l'Union Européenne[9]. Visiblement nous ne sommes plus dans le même tempo.

 

En prenant de la perspective

La question de l’application du droit européen et sa  primauté  en droit interne continue finalement de se poser  dans les pays membres de l’Union.

Et les signaux d'un problème - en réalité posé par le droit européen qui a tout autant pour objectif d'accroître son domaine de compétence que de rendre justice - existent. On se souvient de  la décision de la Cour constitutionnelle allemande de Karlsruhe rendue le 5 mai 2020 dans laquelle elle exprime le principe de la supériorité du droit allemand sur le droit européen supranational. Là encore, pas de façon générale et dans des situations limitées. En tout cas pour le moment.

Et cette semaine même, par une décision du 07 octobre, le Tribunal constitutionnel polonais, la plus haute juridiction du pays, a estimé que plusieurs articles des traités européens étaient "incompatibles" avec la Constitution.

Notre Conseil d'Etat n'en dit certes pas tant et, pour être précis, se cale encore dans la propre jurisprudence de la Cour de Justice de l'Union qui accepte parfois des modulations des juges nationaux[10].

Il n'empêche que l'on commence à voir un droit de la "désunion" se dessiner.

 

En guise de conclusion 

Pour aussi important que soit le droit, ce n'est pas tant par lui que la construction européenne s'est opérée, que, par l'économie.

Alors, lorsque dans son dernier ouvrage un auteur comme Emmanuel TODD écrit dès les premières pages "… l'échec économique de l'euro est absolu : la France y a perdu une bonne partie de son industrie, son autonomie politique, et y perdra aussi son niveau de vie."[11] Il est bien possible que le temps soit venu de clore cette séquence.

Il se pourrait même que les juges du Palais Royal entendent quelque peu que notre pays a un criant besoin d'oxygène.

 

 

 


[1] CE, Ass., décision Association French Data Network et autres, 21 avril 2021, no 393099.

[2] Directive 2002/58/CE du Parlement européen et du Conseil du 12 juillet 2002 concernant le traitement des données à caractère personnel et la protection de la vie privée dans le secteur des communications électroniques.

[3] Voir, par exemple l'article de Marc REES, du 22 avril 2021 -- https://www.nextinpact.com/article/45613/comment-conseil-detat-a-sauve-conservation-donnees-connexion

[4] En l'absence de clause expresse dans les traités, le principe de primauté du droit de l'Union a été reconnu par la Cour dans l'arrêt Costa c/ Enel du 15 juillet 1964 (CJCE 15 juill. 1964, Costa c/ Enel, aff. 6/64). Selon cet arrêt, « à la différence des traités internationaux ordinaires, le traité de la CEE a institué un ordre juridique propre, intégré au système juridique des États membres […] et qui s'impose à leurs juridictions ». Du fait de « sa nature spécifique originale », « issu d'une source autonome, le droit né du traité ne pourrait donc […] se voir judiciairement opposer un texte interne quel qu'il soit, sans perdre son caractère communautaire…"

Avec pour principaux arrêts :

CJUE 8 sept. 2010, Winner Wetten, aff. C-409/06

CJCE 19 nov. 2009, Filipiak, aff. C-314/08

CJCE 19 juin 1990, Factortame, aff. C-213/89

CJCE 9 mars 1978, Simmenthal, aff. 106/77

CJCE 17 déc. 1970, Internationale Handelsgesellschaft, aff. 11/70

CJCE 15 juill. 1964, Costa c/ Enel, aff. 6/64

Cons. const. 27 juill. 2006, n° 2006-540 DC

Cons. const. 10 juin 2004, n° 2004-496 DC

Cons. const. 15 janv. 1975, n° 74-54 DC

Cass., ch. mixte, 24 mai 1975, n° 73-13.556

CE, ass., 8 févr. 2007, Arcelor, req. n° 287110

CE 3 déc. 2001, Syndicat national de l'industrie pharmaceutique, req. n° 226514

CE, ass., 30 oct. 1998, Sarran, Levacher et autres, req. n° 200286

CE, ass., 28 févr. 1992, SA Rothmans International France et SA Philip Morris France, req. nos 56776 et 56777

CE, ass., 28 févr. 1992, Sté Arizona Tobacco Products et SA Philip Morris France, req. nos 87753

CE 24 sept. 1990, Boisdet, req. n° 58657

CE, ass., 20 oct. 1989, Nicolo, req. n° 108243

CE, sect., 1er mars 1968, Syndicat général des fabricants de semoule de France, req. n° 62814

[5]  Selon l'expression de Thibault LARROUTUROU - "Le Conseil d'Etat réaffirme la suprématie de la norme constitutionnelle face au droit de l'union européenne - https://blog.juspoliticum.com/2021/06/11/le-conseil-detat-reaffirme-la-suprematie-de-la-norme-constitutionnelle-face-au-droit-de-lunion-europeenne-par-thibaut-larrouturou/

[6] Articles précités, MM LARROUTOUROU et REES.

[7] Conseil d'Etat, arrêt "Nicolo", précité.

[8] Selon la formule de Maître Eric Landot en commentaire de l'arrêt en question

[9]  voir à ce propos, www.affiches-parisiennes.com/il-y-a-30-ans-l-arret-nicolo-une-affaire-que-rien-ne-predestinait-a-devenir-la-jurisprudence-9429.html

[10] Voir à ce titre, CJCE 17 juillet 2014, M et Mme Leone, affaire C-173/13.

[11] Les Luttes de classes en France au XXIe siècle, Emmanuel TODD, parution en janvier 2020, avec une réactualisation en 2021