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L’employeur, l’huissier, le salarié et le juge - Le 5 févr. 2020 à 02:34I. Les faits

Une salariée, vendeuse dans un magasin, a été licenciée pour faute grave après constatation, par un huissier de justice mandaté par l’employeur, de l’absence en caisse à deux dates déterminées du montant d’achats effectués en espèces auprès d’elle à ces mêmes dates.

Pour dresser son constat, l’huissier avait organisé un montage en faisant effectuer des achats dans les différentes boutiques par des faux clients qu’il y avait lui-même dépêchés.

Puis, en procédant après la fermeture du magasin, hors la présence de la salariée, à un contrôle des caisses et du registre des ventes, l’huissier avait pu clairement établir l’absence de l’enregistrement en caisse par la vendeuse des ventes des deux journées ainsi contrôlées.

Selon l’employeur, ces faits constituaient des détournements d’espèces, motif figurant dans la lettre de licenciement.

La cour d’appel décide que le licenciement n’est pas justifié par une faute grave, et condamne l’employeur à verser diverses sommes à la salariée.

Dans son pourvoi auprès de la chambre sociale de la Cour de cassation, l’employeur reproche à la Cour d’appel :

—  d’une part d’avoir écarté le constat d’huissier comme mode de preuve, alors que l’huissier avait effectué ses constatations dans les magasins de la société, lieux ouverts au public ;

—  d’autre part que la salariée avait elle-même admis dans ses écritures qu’il lui arrivait parfois de décaler l’enregistrement de ses ventes du jour sur le lendemain, en particulier pour l’une des deux dates visées par la lettre de licenciement.

La Cour de cassation rejette le pourvoi de l’employeur [1].

Pour elle, en effet : — si un constat d’huissier ne constitue pas un procédé clandestin de surveillance nécessitant l’information préalable du salarié, en revanche il est interdit à cet officier ministériel d’avoir recours à un stratagème pour recueillir une preuve ;

— en conséquence, le constat ayant été établi par l’huissier à la suite de ce procédé qui lui était interdit ne pouvait être retenu comme preuve ;

— enfin, comme les faits de détournement d’espèces reprochés ne résultaient pas des cahiers de caisse, la Cour d’appel a pu en déduire que le licenciement était injustifié.

II. Portée de l’arrêt

Le stratagème monté en amont par l’huissier, c’est-à-dire l’achat d’articles par de faux clients diligentés par lui-même pour le compte de l’employeur pour lui permettre d’établir son constat en quelque sorte « à coup sûr », est clairement condamné.

L’absence de la salariée au moment du contrôle des caisses et du registre des ventes par l’huissier après la fermeture des magasins, relevée par la Cour de cassation, semble se rattacher à l’exigence générale du respect du principe du contradictoire lorsqu’une preuve de sa faute est relevée à l’encontre du salariée [2].

« L’aveu » de sa faute par la salariée dans ses écritures, en admettant qu’il soit significatif, est par contre sans influence sur la solution du litige.

L’aveu du salarié peut constituer une preuve de sa faute et fonder son licenciement [3].

Mais la lettre de licenciement fixe définitivement les limites du litige [4].

L’employeur y reproche à la salariée des faits de détournements de caisse.

La salariée ne reconnaissait pas avoir commis de tels détournements de caisse.

« L’aveu » de la salariée consistait seulement à admettre qu’elle avait inscrit une vente sur le cahier des ventes le lendemain du jour où elle avait été effectuée.

La preuve de la faute ne pouvait non plus être rapportée par l’employeur par la production des seuls cahiers de caisse.

Hors du constat d’huissier irrégulier, il était impossible de déterminer quelles étaient les ventes réglées en espèces dont la salariée n’aurait pas remis le produit en caisse.

La preuve de la faute ne pouvait ainsi être établie par un autre moyen que le constat d’huissier.

Et le constat d’huissier était illicite.

Le motif du licenciement reposant exclusivement sur une preuve illicite rendait le licenciement sans cause réelle et sérieuse [5].

Cet arrêt donne l’occasion de faire le point sur les droits et devoirs de l’huissier de justice mandaté pour le compte d’un employeur aux fins de constater le comportement fautif de ses salariés de nature à justifier leur licenciement.

III. Rappel des règles applicables

Il faut rappeler ici les termes de l’ordonnance n° 45-2592 du 2 novembre 1945 relative au statut des huissiers.

Article 1, 2eme al. : « Les huissiers de justice peuvent en outre procéder au recouvrement amiable ou judiciaire de toutes créances et, dans les lieux où il n ’est pas établi de commissaires-priseurs judiciaires, aux prisées et ventes publiques judiciaires ou volontaires de meubles et effets mobiliers corporels. Ils peuvent être commis par justice pour effectuer des constatations purement matérielles, exclusives de tout avis sur les conséquences de fait ou de droit qui peuvent en résulter ; ils peuvent également procéder à des constatations de même nature à la requête de particuliers ; dans l ’un et l ’autre cas, ces constatations n ’ont que la valeur de simples renseignements ».

A défaut de nous éclairer sur les conditions matérielles dans lesquelles l’huissier peut établir son constat, en particulier constater la faute d’un salarié à la demande de l’employeur, ce texte doit être complété par la jurisprudence de la chambre sociale de la Cour de cassation.

L’enjeu de ces règles est d’importance : à défaut d’être respectées, le constat d’huissier devient un moyen de preuve illicite.

Comme tel il devra être écarté des débats, peu important la réalité et la gravité de la faute du salarié qu’il aura pourtant constatée.

A. Le constat d’huissier constitue-t-il un procédé clandestin de surveillance nécessitant l’information préalable du salarié ?

Les dispositifs de contrôle de l’activité des salariés doivent être préalablement portés à leur connaissance, comme le prévoit l’article L. 1222-3 du nouveau Code du travail.

Selon la Cour de cassation, le constat d’huissier ne fait pas partie de ces dispositifs de contrôle de l’activité des salariés.

Il faut mais il suffit que le constat de l’huissier soit effectué dans un lieu, même privé, mais ouvert au public.

C’est la confirmation d’une jurisprudence antérieure constante. [6]

Cette analyse permet à l’huissier d’intervenir inopinément, de faire ses constatations sans avoir à s’annoncer à l’avance auprès du salarié qu’il est chargé de surprendre.

Cependant, il résulte de la lettre de l’article 1er de l’ordonnance de 1945 précitée que les huissiers ne peuvent être commis que «  pour effectuer des constatations purement matérielles ».

Ce qui leur interdit de monter des stratagèmes, même aux fins de faciliter leurs constatations. C’est ce qui a été rappelé dans l’arrêt commenté du 18 mars 2008 [7].

B. L’huissier doit-il décliner son identité et sa qualité ?

En déclinant son identité, l’huissier risque de « rater » la constatation de la fraude du salarié, ou du comportement illicite de grévistes dans un conflit collectif.

Pour autant, l’huissier ne peut agir clandestinement, et encore moins sous « une fausse identité », même par souci d’efficacité, sous peine de « manquer à ses obligations professionnelles ». Un tel procédé a systématiquement pour conséquence que le constat ainsi obtenu illégalement est écarté des débats [8].

Fort logiquement, l’huissier ne peut pas plus dissimuler le véritable objet de son constat.

Un constat d’huissier a été écarté des débats car l’huissier avait invoqué le faux prétexte de mesures conservatoires à prendre, alors qu’en réalité ce constat était destiné à être produit devant le conseil des prud’hommes, déjà saisi de l’instance au fond [9].

L’obligation pour l’huissier de décliner son identité et sa qualité est cependant largement compensée par le fait qu’il n’est pas tenu, on l’a vu, à une quelconque obligation d’information préalable du salarié, qu’il entend surprendre sur le fait.

De plus, la procédure de l’ordonnance sur requête [10] permet une exception notable au principe du contradictoire.

Le principal intéressé, le salarié suspecté de vol par exemple, est tenu dans l’ignorance de l’intervention de l’huissier, auprès de la société de transport qui serait, par exemple, dépositaire de la marchandise volée [11].

Il a même été jugé récemment que le courriel personnel d’un salarié stocké sur un ordinateur mis à sa disposition à titre professionnel, suspecté de concurrence déloyale par son employeur pouvait être ouvert par un huissier commis sur le fondement de l’article 145 [12] du nouveau code de procédure civile, dès lors que la salariée était « présente ou dûment appelée ».

En effet, selon la Cour de cassation, « le respect de la vie personnelle du salarié ne constitue pas en lui-même un obstacle à l’application de l’article 145 du nouveau code de procédure civile, dès lors que le juge constate que les mesures qu’il ordonne procèdent d’un motif légitime et sont nécessaires à la protection des droits de la partie (i.e. l’employeur) qui les a sollicitées » [13].

C. L’huissier doit-il constater personnellement le comportement fautif du salarié ou d’un syndicat ?

Oui. Un huissier ne peut constater l’implication de syndicats dans des faits d’atteinte à la liberté du travail uniquement en raison de ce qu’il a entendu des grévistes se réclamant de l’appartenance à ces syndicats lui déclarer : "la grève continue" et "personne n’entrera dans l’usine", et qu’il a vu des banderoles déployées sur place reprenant ces slogans [14].

A fortiori, l’huissier ne peut procéder par déduction, ni par l’audition de témoins de faits qu’il n’aurait pas lui-même constatés.

Le fait pour l’huissier de constater, dans une entreprise également en butte à un conflit collectif, l’arrêt de deux machines faute d’alimentation en papier ou en cigarettes, est insuffisant pour établir le caractère abusif de la grève [15].

L’huissier ne peut recueillir des témoignages qu’aux seules fins d’éclairer ses propres constatations matérielles.

Ainsi, un procès-verbal de constat doit être écarté des débats, dès lors qu’il est établi par un huissier de justice commis pour interroger les salariés d’une entreprise concurrente, mais qui n’a pas constaté par lui-même que le salarié licencié pour faute lourde avait bien travaillé au profit de ladite entreprise concurrente [16].

En revanche, l’aveu par le salarié de son comportement fautif à l’huissier venu l’interroger constitue une preuve. Surtout si cet aveu est corroboré par une analyse statistique de l’activité de l’intéressé montrant, dans le cadre d’une participation à une grève perlée, une baisse de productivité de 30 % qu’aucune circonstance étrangère au mouvement de grève ne pouvait expliquer [17].

D. Un huissier peut-il faire un constat à la suite de la filature d’un salarié par un détective prive ?

Oui, semble-t-il, depuis peu. La filature d’un salarié par un détective privé constituait jusqu’à présent, en soi-même, un mode de preuve illicite, dès lors que ce mode de contrôle de son activité n’a pas été porté préalablement à la connaissance du salarié [18].

Le constat de l’huissier, dressé à la suite de cette surveillance déloyale révélant que le salarié se livrait à une activité pendant son arrêt de travail, constituait à son tour un mode de preuve illicite [19].

Cependant, un arrêt récent de la Cour de cassation admet maintenant « qu’une cour d’appel a pu retenir comme mode de preuve licite un constat dressé par un huissier qui s’est borné à effectuer dans des conditions régulières à la demande de l’employeur des constatations purement matérielles dans un lieu ouvert au public et à procéder à une audition à seule fin d’éclairer ses constatations ».

Dans cette dernière affaire, l’huissier était bien intervenu à la demande du détective privé, lui même surveillant à son insu à la demande de son employeur le salarié soupçonné de faute [20].

Cet arrêt semble consacrer, sous réserve de nouvelles décisions qui infirmeraient cette analyse, un droit de l’employeur à la filature du salarié par des détectives privés mandatés par lui, dans le seul but de faire constater la faute du salarié par un huissier.

Si cette décision était confirmée, elle consacrerait un important revirement de jurisprudence, en remettant en cause directement l’interdiction d’une filature du salarié à son insu. Resterait alors à savoir si le constat des résultats de la filature par l’huissier est une condition essentielle de validité d’une telle filature.

E. L’huissier doit-il procéder personnellement à la vérification de l’identité des salariés qui sont l’objet de ses constatations ?

Oui. Mais s’assurer directement de leur identité auprès de salariés participant à un conflit collectif qui se radicalise par exemple, peut s’avérer délicat.

Aussi, il est admis que l’huissier puisse s’assurer indirectement de l’identité des salariés, dès lors que les procédés d’identification utilisés sont fiables.

L’identification de délégués syndicaux par des photographies annexées au constat d’huissier, les montrant en train de bloquer activement les accès d’un supermarché, est admise [21].

La « méthode en deux temps », consistant pour l’huissier à se voir désigner, par un représentant de l’employeur, les salariés grévistes entravant la liberté du travail, puis à rapprocher les noms ainsi fournis avec le fichier photographique de l’entreprise, est aussi admise [22].

On notera que dans notre premier exemple, lorsque la photographie du salarié fautif a été prise par l’huissier et non par l’employeur, il pourrait lui être opposé le droit que tout citoyen possède sur sa propre image. Les juges considèrent en effet que « toute personne a, sur son image et sur l’utilisation qui en est faite, un droit exclusif qui lui permet de s’opposer à sa reproduction sans son autorisation expresse et spéciale » [23].

A notre connaissance cependant, le droit à l’image ne semble jamais avoir été invoqué pour contester la validité d’un constat d’huissier complété par une annexe photographique sans l’accord de l’intéressé.

F. L’huissier peut-il intervenir activement dans les relations de travail entre salariés et employeur autrement que pour les nécessités de ses constatations ?

Non. Il a été jugé qu’un huissier commis par l’employeur dans le cadre d’une grève, pour constater des faits d’entrave à la liberté du travail, avait excédé ses pouvoirs en demandant aux salariés de décliner leur identité et d’enlever des véhicules faisant obstruction aux livraisons de l’entreprise [24].

Cette solution est logique et résulte de la lettre de l’article 1 de l’ordonnance de 1945 précitée fixant le statut des huissiers : « Ils peuvent être commis (...) pour effectuer des constatations purement matérielles, exclusives de tout avis sur les conséquences de fait ou de droit qui peuvent en résulter. »

Si l’huissier intervient dans les relations de travail entre salariés et employeur, généralement en faveur de ce dernier, il émet de fait un avis sur les conséquences qui peuvent résulter de son constat.

IV. En guise de conclusion et en résumé

Le recours à un huissier pour constater la faute d’un salarié ou d’un groupe de salariés permet à l’employeur de s’affranchir des règles du Code du travail relatives à l’interdiction de la surveillance du salarié à son insu, voire dans le cadre d’une ordonnance sur requête d’écarter une règle importante de procédure qui est le principe du contradictoire.

Mais les conditions de licéité des constatations de l’huissier sont étroitement encadrées par la Cour de cassation :

— obligation pour l’huissier d’observer une stricte neutralité dans les relations entre employeur et salarié ;

— obligation pour l’huissier de constater personnellement le comportement fautif du salarié, après avoir décliné auprès de ce dernier son identité et l’objet véritable de son constat, avec la perspective non encore jugée d’écarter des débats les photographies annexées au constat de l’huissier au nom du droit à l’image ;

— interdiction de provoquer le salarié à la faute, ou de constater cette faute à la suite d’un procédé de surveillance déloyale, sous réserve dans ce dernier cas d’une confirmation éventuelle de l’arrêt de la chambre sociale du 6 décembre 2007 précité.

A défaut, la sanction d’un constat d’huissier illicite est celle d’un moyen de preuve illicite : le licenciement reposant uniquement sur un tel constat est nécessairement dépourvu de cause réelle et sérieuse, quelles que soient par ailleurs la réalité et la gravité du comportement reproché au salarié.

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[1] Cass. soc., 18 mars 2008 : n° 06-40852

[2] V. notamment en dernier lieu, Cass. soc., 15 avril 2008 : n° 06-45902

[3] Cass. soc., 16 mai 2001, n° 99-41604

[4] Cass. soc., 13 novembre 1991 : BC V, n°491

[5] Confirmation de jurisprudence : V. notamment Cass. soc., 22 mai 1995 : BC V, n° 164

[6] Cass. soc., 19 janvier 2005 : 02-44082 ; - soc. 10 octobre 2007 : n° 05-45898

[7] Cass. sac., 18 mars 2008, précité

[8] Cass. soc., 5 juillet 1995 : BC V, n°237

[9] Cass. soc., 2 octobre 2001 : n° 99-42171

[10] NCPC, article 493 : « L’ordonnance sur requête est une décision provisoire rendue non contradictoirement dans les cas où le requérant est fondé à ne pas appeler de partie adverse ».

[11] Cassa crim.,19 mai 1999 : n 98-80604

[12] NCPC, art. 145 : « S’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige, les mesures d’instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé ».

[13] Cass. soc., 10 juin 2008 : n° 06-19229

[14] Cass. soc., 22 juin 2004 : BC V, n° 174

[15] Cass. soc., 22 janvier 1981 : BC V, n° 59

[16] Cass. soc., 29 octobre 2002 :BC V, n°326

[17] Cass. soc., 16 mai 2001, préc.

[18] Cass. soc., 23 novembre 2005 : BC V, n° 233

[19] Cass. soc., 24 janvier 2002 : BC V, n° 35

[20] Cass. soc., 6 décembre 2007, n° 06-43392

[21] Cass. soc., 26 juillet 1984 : BC V, n° 331

[22] Cass. soc., 14 mai 2008 : n° 06-46095 ; Cass. soc., 26 mai 2004 : n° 02-40395

[23] CA Paris 1re ch., 23 mai 1995, D. 96, som.com. 75, obs. Hassler

[24] Cass. soc., 2 mars 2004 ; BC V, n° 69

 

Henri PESCHAUD