Par une décision en date du 29 janvier 2025, le Conseil d’État a admis que la construction de logements sociaux pouvait constituer une « raison impérative d’intérêt public majeur » (RIIPM), permettant ainsi de déroger à l’interdiction de destruction d’espèces protégées. En l’espèce, le préfet de Meurthe-et-Moselle avait, par des arrêtés du 16 novembre 2018, autorisé les sociétés HLM Batigère et Maison familiale Batigère à procéder à de tels travaux, susceptibles d’entraîner la destruction d’habitats d’espèces protégées.
La juridiction administrative suprême conforte ici la possibilité, déjà ouverte par le Code de l’environnement, de délivrer des dérogations dès lors qu’un projet répond à un intérêt public majeur et qu’aucune autre solution satisfaisante ne peut être retenue (articles L.411-1 et L.411-2 du Code de l’environnement). Cette décision suscite un vif intérêt, tant pour les opérateurs de logements sociaux que pour les défenseurs de l’environnement, et pose plusieurs questions :

  • Quelle est la portée juridique de la reconnaissance de l’intérêt public majeur pour la construction de logements sociaux ?
  • Quels risques et quelles garanties pour la protection de la biodiversité ?
  • Comment concilier les impératifs d’urbanisme et de logement avec la préservation des espèces protégées ?

I. Le fondement légal et l’apport de la décision
La destruction d’espèces protégées est strictement encadrée par le Code de l’environnement. En principe, l’article L.411-1 interdit « la destruction, l’altération ou la dégradation des habitats naturels d’espèces protégées ». L’article L.411-2, transposant notamment la directive Habitats-Faune-Flore (n° 92/43/CEE), autorise cependant l’octroi de dérogations dès lors que :

  1. Le projet répond à une raison impérative d’intérêt public majeur (RIC ou RIIPM),
  2. Aucune solution alternative satisfaisante n’existe,
  3. La dérogation n’altère pas le maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées.

Or, le Conseil d’État, au-delà d’une application mécanique du Code de l’environnement, clarifie et élargit la notion de “raison impérative d’intérêt public majeur”. Déjà, certaines décisions antérieures (notamment CE, 12 juillet 2013, n° 367298, ou CE, 24 juillet 2019, n° 417511) avaient pu estimer que des projets d’aménagement, de transports ou encore d’installations industrielles présentaient un intérêt général. La décision du 29 janvier 2025 poursuit cette logique en considérant que la construction de logements sociaux – répondant à un besoin pressant d’intérêt général (lutte contre la précarité, accès au logement) – peut aussi relever de cette qualification.

II. Enjeux et avancées pour les constructeurs

  • Reconnaissance renforcée d’un intérêt majeur : Les opérateurs immobiliers, en particulier ceux en charge de réaliser des logements à caractère social, bénéficient d’un cadre plus clair et d’une plus grande sécurité juridique. Ils peuvent solliciter une dérogation lorsque les projets participent de manière significative à la satisfaction des besoins collectifs (accès au logement pour les personnes modestes).
  • Obligation de démontrer l’absence d’alternative : Les maîtres d’ouvrage restent tenus d’étudier avec soin les solutions alternatives (relocalisation du projet, adaptation de l’implantation, mesures d’évitement), sous peine de se voir opposer un refus de dérogation ou une annulation de l’autorisation délivrée.
  • Nécessité de mettre en place des mesures compensatoires : La décision du Conseil d’État rappelle l’obligation de compenser les effets négatifs sur la faune et la flore. Les aménageurs devront prévoir des mesures de conservation, de reconstitution ou de protection équivalente pour les espèces impactées (par ex. reconstitution d’habitats, déplacements d’espèces, création de refuges écologiques, etc.).

III. Risques et garanties pour l’environnement

  • Équilibre à trouver entre urbanisation et préservation de la biodiversité : L’arrêt du Conseil d’État confirme la prise en compte du critère d’intérêt général, mais insiste également sur la prudence entourant l’évaluation d’impact sur la biodiversité. Les services de l’État devront exiger des études d’impact précises et contrôler la stricte application des mesures compensatoires.
  • Possibilité d’un effet “jurisprudence” : Ce nouveau critère élargi de la RIIPM pourrait susciter des inquiétudes chez les associations environnementales, craignant un assouplissement excessif des règles de protection de la faune et de la flore. Toutefois, le Conseil d’État demeure vigilant : l’octroi d’une dérogation reste subordonné à la démonstration d’un réel intérêt public, de l’absence d’alternative et du maintien des populations d’espèces dans un état de conservation favorable.
  • Contrôle juridictionnel renforcé : Les juges du fond, comme le Conseil d’État, vérifieront minutieusement la motivation de l’arrêté préfectoral. Toute carence dans l’évaluation environnementale ou insuffisance de justification pourrait conduire à l’annulation de la dérogation.

Conclusion et perspectives

La décision du Conseil d’État du 29 janvier 2025 se révèle particulièrement signifiante dans le paysage juridique français en ce qu’elle élargit la portée de la raison impérative d’intérêt public majeur (RIIPM) au domaine de la construction de logements sociaux. Au-delà de cette consécration explicite, plusieurs applications potentielles peuvent être esquissées :

  1. Logement social et mixité :

    • Bien que l’arrêt du 29 janvier 2025 porte principalement sur des opérations dédiées aux logements sociaux, il ouvre la voie à une appréciation plus nuancée pour des projets de logement “mixte” (combinaison de logements libres, intermédiaires et sociaux).
    • Les futurs contentieux pourraient permettre de déterminer à quel pourcentage ou sous quelles conditions un programme mixte pourrait se prévaloir de la RIIPM. Les porteurs de projets devront alors démontrer que la part de logements sociaux (ou à vocation sociale) répond à un besoin public essentiel et n’est pas simplement un alibi minimal pour contourner l’interdiction de destruction d’espèces protégées.
  2. Autres types de logements à caractère social ou d’intérêt général :

    • L’arrêt pourrait également être invoqué pour des projets d’habitat inclusif, comme les logements pour personnes âgées dépendantes, ou encore les résidences pour étudiants boursiers, lorsque ces projets répondent à une pénurie reconnue et qu’ils présentent un réel impact collectif (amélioration de l’accès au logement pour des populations vulnérables).
    • Les maîtres d’ouvrage auront toutefois l’obligation de prouver que ces opérations participent de façon “significative” au traitement d’un besoin public majeur, et qu’elles ne peuvent être réalisées ailleurs sans porter gravement atteinte aux espèces.
  3. Autres domaines que le logement :

    • Par analogie, cette décision pourrait influencer des projets relevant d’autres secteurs – par exemple, l’aménagement d’équipements publics (écoles, hôpitaux, structures d’accueil d’urgence) – dès lors qu’un intérêt public majeur serait avéré. Il s’agira toutefois de veiller à ce que le contrôle du juge reste exigeant, afin d’éviter un usage trop large et potentiellement dérégulateur de la notion de RIIPM.
  4. Renforcement des obligations compensatoires :

    • Quel que soit le type de construction (social, mixte, etc.), les développeurs immobiliers sont rappelés à leurs responsabilités environnementales.
    • Les mesures d’évitement, de réduction et de compensation se trouvent renforcées : la rigueur de leur mise en œuvre et leur efficacité réelle feront l’objet d’un examen attentif, tant par les services de l’État que par la juridiction administrative.

En définitive, la portée de cette décision dépasse le seul cas d’espèce lié aux sociétés HLM. Elle confirme l’assouplissement de l’interdiction de destruction d’espèces protégées, à condition de s’inscrire dans le cadre légal strict fixé par l’article L.411-2 du Code de l’environnement. Ce précédent pourrait influencer d’autres projets justifiés par une finalité d’intérêt général — non seulement en matière de logement social, mais aussi de logement mixte ou de projets publics d’envergure — à la double condition que l’exigence de “raison impérative d’intérêt public majeur” soit rigoureusement démontrée et que les obligations en matière de préservation de la biodiversité soient parfaitement respectées.