Le trouble anormal du voisinage est une source contentieuse majeure en droit immobilier. Ce principe jurisprudentiel repose sur une responsabilité objective, indépendamment de toute faute, dès lors que le trouble excède les inconvénients normaux du voisinage. L’arrêt rendu par la troisième chambre civile de la Cour de cassation le 14 mars 2024 (n° 19-21.361) s’inscrit dans cette logique et apporte des précisions sur l’appréciation souveraine des juges du fond concernant la privation d’une vue sur mer en tant que trouble anormal.
En l’espèce, la Cour de cassation était saisie d’un pourvoi dirigé contre un arrêt de la cour d’appel de Bastia du 19 juin 2019, ayant condamné une société civile immobilière (SCI) à la démolition d’un mur édifié en limite séparative et à l’indemnisation du propriétaire voisin, au motif que cette construction obstruait une vue panoramique sur la mer, causant ainsi un trouble anormal de voisinage.
Les demandeurs au pourvoi contestaient notamment l’appréciation des juges du fond quant à la privation de vue et l’importance du trouble allégué. La Cour de cassation rejette le pourvoi et confirme la décision de la cour d’appel, consacrant ainsi le principe selon lequel l’élévation d’un mur en remplacement d’un mur plus bas peut constituer un trouble anormal du voisinage lorsqu’elle prive un fonds d’une vue dont il disposait antérieurement.
Cet arrêt soulève une double problématique :
- L’extension de la notion de trouble anormal du voisinage à la privation d’une vue sur mer (I).
- Les conséquences juridiques et indemnitaires découlant d’un trouble anormal ainsi caractérisé (II).
I. La privation de vue sur mer comme trouble anormal du voisinage
A. Une appréciation souveraine du trouble par les juges du fond
Le trouble anormal du voisinage repose sur une appréciation au cas par cas de l’importance et de la gravité du trouble allégué. Dans cette affaire, le trouble résidait dans l’édification d’un mur de 2,30 mètres, remplaçant un mur préexistant d’environ un mètre, ce qui avait pour effet de bloquer la vue sur la baie dont jouissait auparavant la propriété voisine.
Les requérants soutenaient que cette privation de vue ne constituait pas un trouble anormal, invoquant notamment l’existence d’une végétation qui aurait également pu obstruer la vue et le fait que le propriétaire lésé procédait à des coupes régulières pour préserver son panorama.
Toutefois, la cour d’appel de Bastia a fondé sa décision sur des éléments de preuve solides, notamment :
- Des photographies prises entre 2008 et 2014, attestant de l’existence d’une vue dégagée avant la construction du mur.
- Un constat d’huissier de 2014, établissant que la vue sur mer était désormais totalement obstruée.
- L’aveu de la SCI, qui reconnaissait avoir remplacé le mur existant par une structure plus haute.
La Cour de cassation valide cette appréciation souveraine, confirmant ainsi que la privation de vue, lorsqu’elle excède les inconvénients ordinaires du voisinage, peut constituer un trouble anormal.
B. Un élargissement de la notion de trouble anormal du voisinage
Traditionnellement, la privation de vue n’est pas, en elle-même, considérée comme un trouble anormal du voisinage. En effet, la jurisprudence constante admet que chacun dispose librement de son fonds, y compris pour y édifier une construction.
Cependant, dans certaines circonstances, la perte de vue peut être qualifiée de trouble anormal, notamment lorsqu’elle est causée par une modification artificielle du voisinage (ex. : construction d’un mur ou plantation de haies très hautes).
Dans cette affaire, la Cour de cassation ne crée pas une nouvelle règle mais s’inscrit dans une évolution jurisprudentielle, en confirmant que :
- Un mur de séparation peut constituer un trouble anormal si sa hauteur cause une gêne excessive.
- Le critère déterminant est la rupture d’un équilibre préexistant : en l’espèce, la propriété bénéficiait d’une vue sur mer avant l’intervention de la SCI.
Cet arrêt renforce ainsi la protection des propriétaires en leur garantissant un cadre de vie préservé face aux initiatives unilatérales de leurs voisins.
II. Les conséquences juridiques et indemnitaires du trouble anormal
A. La sanction du trouble : la démolition du mur
L’une des sanctions les plus radicales en matière de trouble anormal du voisinage est l’obligation de démolir l’ouvrage à l’origine du trouble.
En l’espèce, la cour d’appel a ordonné la démolition du mur litigieux et la remise en état du mur mitoyen d’origine. Cette sanction est exceptionnelle car la démolition d’une construction achevée porte une atteinte importante au droit de propriété.
Toutefois, la jurisprudence considère que la démolition est possible lorsque le trouble excède manifestement les inconvénients normaux du voisinage et qu’aucune autre solution ne permet d’y remédier.
Le rejet du pourvoi par la Cour de cassation valide cette approche, confirmant que la disproportion du mur et son impact visuel justifient sa suppression.
B. L’indemnisation du préjudice subi
Outre la démolition, la SCI a été condamnée à une indemnisation pour préjudice de jouissance. Ce préjudice couvre :
- La perte de l’agrément visuel, due à la disparition de la vue sur mer.
- L’impact financier éventuel sur la valeur du bien, bien que cet élément ne semble pas avoir été soulevé dans l’arrêt.
En outre, la SCI et son gérant ont été condamnés in solidum aux frais de justice et à une indemnité de 3 000 euros sur le fondement de l’article 700 du Code de procédure civile.
Ce montant reste modéré par rapport à d’autres décisions similaires, mais il s’explique par le caractère spécifique du préjudice : l’impact sur la valeur patrimoniale du bien n’ayant pas été directement évalué, l’indemnisation s’est limitée à un trouble de jouissance.
Conclusion
Cet arrêt s’inscrit dans la continuité de la jurisprudence en matière de troubles anormaux du voisinage tout en affirmant que la privation d’une vue sur mer peut constituer un trouble anormal lorsqu’elle résulte d’une modification artificielle du voisinage.
La Cour de cassation confirme la rigueur de l’appréciation souveraine des juges du fond et valide des sanctions lourdes, incluant la démolition du mur et l’indemnisation du préjudice subi.
D’un point de vue pratique, cet arrêt rappelle aux propriétaires qu’ils doivent anticiper les conséquences de leurs aménagements et souligne l’importance de préserver l’équilibre préexistant entre propriétés voisines. En cas de nuisance avérée, les juridictions n’hésitent plus à imposer des réparations lourdes, notamment lorsque le trouble est manifeste et irréversible.
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