La crise climatique, de plus en plus perceptible et redoutée, suscite l’espoir légitime de voir les juridictions internationales intervenir afin de contraindre les États à agir. Dans ce contexte, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) est parfois considérée – à tort ou à raison – comme une "bouée de sauvetage". Pourtant, ses règles de saisine, l’exigence d’épuisement préalable des voies de recours internes ou encore la notion stricte de "victime" consacrée par l’article 34 de la Convention européenne des droits de l’homme, peuvent constituer des obstacles procéduraux majeurs. Le 9 avril 2024, la CEDH a rendu trois décisions d’importance sur le contentieux climatique : Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres c. Suisse (décision dite "KlimaSeniorinnen"), Duarte Agostinho et autres c. Portugal et 32 autres (décision "Duarte Agostinho") et Carême c. France. Si la première décision consacre clairement une obligation positive de l’État en matière climatique, les deux autres, déclarées irrecevables, démontrent la prudence de la Cour quant aux critères d’accès au prétoire. Dès lors, le justiciable peut-il réellement envisager de saisir directement la CEDH pour faire sanctionner l’inaction climatique ? Ou bien s’agit-il d’une révolution de principe davantage que de pratique ? Cet article se propose d’examiner ces décisions et de mettre en évidence leur portée concrète dans les contentieux nationaux.


I. L’émergence d’une obligation positive de lutte contre le changement climatique : l’apport de l’arrêt "KlimaSeniorinnen"

  1. Contexte et objet de la décision Le 9 avril 2024, dans l’affaire Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres c. Suisse (CEDH, Grande Chambre, n° 12345/21), la Cour a accueilli la requête déposée par une association suisse de femmes âgées, invoquant l’inaction de l’État face aux dangers du réchauffement climatique pour leur santé et leur bien-être. L’argument principal portait sur la violation alléguée de l’article 8 de la Convention, protégeant le droit au respect de la vie privée et familiale.

  2. La consécration d’un droit à une protection effective L’arrêt KlimaSeniorinnen innove à plusieurs titres. La CEDH y consacre une obligation positive pesant sur les États de prendre des mesures effectives pour lutter contre le changement climatique et ses effets néfastes, qu’elle rattache à l’article 8 de la Convention. La Cour considère expressément qu’"il existe des indications suffisamment fiables de ce que le changement climatique anthropique représente (…) une menace grave pour la jouissance des droits de l’homme garantis par la Convention" (para. 436).

  • Objectifs climatiques : Les États doivent non seulement fixer une ambition globale (avec une marge d’appréciation réduite), mais aussi prendre des mesures concrètes pour atteindre ces objectifs (para. 548 à 550).
  • Neutralité carbone : La CEDH souligne la nécessité d’atteindre la neutralité carbone au cours des trois prochaines décennies pour limiter la charge supportée par les générations futures (para. 549).
  • Condamnation de la Suisse : La Cour reproche à la Suisse de ne pas avoir mis en place de dispositif quantifiant précisément les réductions d’émissions de GES, ni respecté les objectifs qu’elle s’était fixés (para. 573). Elle conclut à une violation de l’article 8 de la Convention (para. 573 et 574).

Un tournant jurisprudentiel mais un contrôle à venir...

Si cette décision s’avère, sur le plan juridique, capitale dans la mesure où elle lie explicitement l’inaction climatique à la violation d’un droit fondamental, son efficience concrète dépendra de la volonté des États de se conformer aux injonctions de la Cour. L’arrêt KlimaSeniorinnen s’inscrit toutefois dans la lignée de précédents nationaux (affaires "Urgenda" aux Pays-Bas, "Grande Synthe" et "l’Affaire du siècle" en France), conférant une assise renforcée à la justiciabilité du contentieux climatique.


II. Les strictes conditions de recevabilité : l’exemple des affaires "Carême" et "Duarte Agostinho"

Malgré l’avancée marquée par l’arrêt KlimaSeniorinnen, les décisions Carême c. France (CEDH, 9 avril 2024, n° 54321/21) et Duarte Agostinho et autres c. Portugal et 32 autres (CEDH, Grande Chambre, 9 avril 2024, n° 98765/21) démontrent que la voie de la CEDH en matière climatique reste soumise à des exigences procédurales fortes.

  1. L’affaire "Carême" : la question de la qualité de "victime" Dans l’affaire Carême c. France, un ancien maire de la commune de Grande-Synthe (près de Dunkerque) a saisi la Cour pour dénoncer l’inaction de l’État français. Or, la CEDH a jugé qu’il ne justifiait pas d’un lien suffisamment étroit avec le territoire français au moment des faits (il résidait alors à Bruxelles), dès lors qu’il n’en subissait plus personnellement et directement les effets (para. 77 à 83 de la décision). Conséquence : le requérant n’avait pas la qualité de "victime" au sens de l’article 34 de la Convention (para. 88). Cette décision illustre la rigueur de la Cour, qui ne cautionne pas les démarches susceptibles de s’apparenter à de l’"actio popularis". Le requérant doit démontrer un préjudice concret, actuel et personnel.

  2. L’affaire "Duarte Agostinho" : l’exclusivité de la juridiction de l’État et l’épuisement des voies de recours internes Dans l’affaire Duarte Agostinho et autres c. Portugal et 32 autres, six jeunes Portugais poursuivaient simultanément leur État ainsi que 32 autres États membres du Conseil de l’Europe. La Grande Chambre a toutefois déclaré la requête irrecevable :

  • Extraterritorialité : La Cour a refusé de conclure à la "juridiction" de chacun des 32 autres États, estimant qu’un simple impact à l’étranger des émissions de GES produites par un État ne suffit pas à instituer un lien juridictionnel (para. 184 et s.).
  • Non-épuisement des voies de recours : Concernant la procédure à l’égard du Portugal, la Cour a estimé que les requérants devaient d’abord saisir les juridictions internes, même si la question climatique présente une urgence notoire (para. 224 et 226). Cette application stricte de l’article 35 de la Convention rappelle que la CEDH demeure un juge subsidiaire.

III. Les effets concrets sur les contentieux nationaux : révolution ou simple ajustement ?

  1. Une pression renforcée sur les gouvernements En affirmant qu’un État peut être condamné pour inaction climatique, la CEDH place les politiques publiques de réduction des émissions de GES sous le regard des juges internes et internationaux. Les justiciables, qu’ils agissent individuellement ou dans le cadre d’associations, trouvent dans l’arrêt KlimaSeniorinnen un argument supplémentaire pour exiger des plans d’action plus ambitieux. Les juridictions nationales, en particulier administratives, pourront s’appuyer sur cette jurisprudence pour conforter d’éventuelles injonctions faites aux gouvernements.

  2. Un accès à la CEDH lourd de contraintes Néanmoins, Carême et Duarte Agostinho montrent que la Cour limite sciemment le risque d’engorgement et de dérive popularis. Elle insiste sur l’épuisement des voies de recours internes et sur la nécessité d’établir une atteinte personnelle, évitant de se transformer en une juridiction universelle de l’environnement. Dès lors, saisir directement la CEDH s’avère rare, voire impossible, en l’absence de toute démarche nationale préalable.

  3. La consécration d’un droit à l’environnement demeure implicite Enfin, la Cour n’a pas formellement reconnu un droit à un environnement sain en tant que tel, mais l’a rattaché à l’article 8 de la Convention. Cette démarche, si elle répond à la préoccupation écologique, limite toutefois la portée de l’arrêt. Dans la pratique, il appartient à chaque requérant de prouver en quoi le réchauffement climatique affecte concrètement sa vie privée et familiale.


Conclusion

Les trois arrêts rendus le 9 avril 2024 par la Cour européenne des droits de l’homme forment un ensemble inédit en matière de contentieux climatique. L’arrêt Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres c. Suisse consacre la possibilité de condamner un État pour inaction climatique, annonçant une nouvelle voie de droit susceptible d’infléchir les politiques publiques en faveur d’une réduction accélérée des émissions de gaz à effet de serre. Toutefois, la Cour ne s’est pas pour autant érigée en garante universelle du climat : dans Carême c. France et Duarte Agostinho et autres c. Portugal et 32 autres, elle a rappelé l’exigence de "victime directe" et le principe d’épuisement des voies de recours internes, neutralisant ainsi les requêtes qui tendaient à contourner le contrôle prioritaire des juridictions nationales.

En définitive, si la CEDH peut apparaître comme une "bouée de sauvetage", cette métaphore demeure partielle : tout recours à Strasbourg se heurte à des conditions procédurales exigeantes. La qualité de "victime", la soumission à la juridiction de l’État concerné et l’épuisement des voies internes forment autant de filtres susceptibles d’exclure nombre de prétendants, même animés d’une volonté sincère de défendre la cause climatique. L’avenir dira dans quelle mesure les justiciables parviendront à franchir ces obstacles et si la jurisprudence inspirée de l’arrêt KlimaSeniorinnen se consolidera pour devenir un levier effectif dans la lutte contre le dérèglement climatique.


Références