La décision rendue le 28 décembre 2023 par la première chambre du Tribunal administratif de Guyane (n° 2000946) constitue un exemple paradigmatique des contentieux environnementaux impliquant la responsabilité des collectivités territoriales en matière de gestion des eaux pluviales et d’assainissement. Ce litige, opposant le Syndicat des copropriétaires de la Résidence Les Jardins de Suzini à la commune de Cayenne et à la Communauté d’agglomération du centre littoral (CACL), soulève des questions complexes quant à l’articulation des règles du droit civil et du droit public, ainsi qu’aux obligations des collectivités dans des zones dépourvues de réseaux publics d’assainissement. À travers une analyse détaillée des faits, des demandes des requérants, des fondements juridiques et du raisonnement du juge, cet article vise à décrypter les difficultés juridiques inhérentes à ce contentieux. Deux problématiques apparaissent : l’interférence des cadres juridiques civil et public dans la gestion des eaux pluviales et usées et les limites de l’engagement de la responsabilité des collectivités face aux carences infrastructurelles dans les zones d’assainissement non collectif.
I. Les faits, les demandes et le raisonnement du juge : une interférence des cadres juridiques civil et public
A. Les faits à l’origine de la saisine
Le litige trouve son origine dans des désordres récurrents affectant la Résidence Les Jardins de Suzini, située à Cayenne, dans le quartier du Mont Saint-Martin. Construite à partir de 2006, cette résidence, comprenant 32 logements en 2020, est équipée d’un système autonome d’assainissement non collectif (fosse septique et station d’épuration), conformément au permis de construire délivré le 17 novembre 2006 par la commune de Cayenne. Les copropriétaires ont constaté des inondations fréquentes des parties communes, des nuisances olfactives, des risques de pollution et des problèmes de salubrité, imputés à une mauvaise gestion des eaux pluviales et usées. Ces désordres sont aggravés par l’absence de réseau public d’assainissement collectif ou de collecte des eaux pluviales dans le secteur, classé en zone d’assainissement non collectif.
Un rapport d’expertise judiciaire, ordonné en 2015 et finalisé le 11 juin 2020, a révélé plusieurs causes :
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Une conception défaillante du système d’évacuation des eaux par le maître d’ouvrage (SCCV de Suzini), qui rejette les eaux traitées dans un canal à ciel ouvert sur une parcelle privée voisine, sans coordination avec la collectivité.
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L’obstruction de ce canal par un tiers (un voisin ayant édifié un barrage de terre), entraînant la stagnation des eaux polluées.
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L’absence d’un schéma global d’évacuation des eaux pluviales et usées dans le secteur, aggravée par la topographie du site, réceptacle des ruissellements de zones amont.
Le 5 août 2020, le Syndicat des copropriétaires a adressé une demande préalable à la commune de Cayenne, réclamant un diagnostic et des travaux pour un système de collecte des eaux pluviales et usées, ainsi qu’une indemnité de 100 000 euros pour troubles de jouissance. Face au silence de la commune, une décision implicite de rejet est née le 5 octobre 2020, conduisant à la saisine du Tribunal administratif.
B. Les demandes des requérants et leurs fondements juridiques
Le Syndicat des copropriétaires a formulé quatre demandes principales :
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Annulation pour excès de pouvoir de la décision implicite de rejet de la commune de Cayenne.
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Injonction, sous astreinte de 500 euros par jour, à la commune (puis à la CACL dans les dernières écritures) de réaliser un diagnostic et des travaux pour un système de collecte des eaux pluviales et usées, dans un délai de deux mois.
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Indemnisation de 100 000 euros pour troubles de jouissance (inondations, nuisances olfactives, insalubrité).
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Condamnation de la commune à verser 5 000 euros au titre des frais de justice (article L. 761-1 du Code de justice administrative).
Les fondements juridiques invoqués étaient les suivants :
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En droit public :
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Article L. 2224-10 du Code général des collectivités territoriales (CGCT), qui impose aux collectivités de délimiter des zones d’assainissement collectif où elles assurent la collecte et le traitement des eaux usées, et des zones où des mesures doivent être prises pour gérer les eaux pluviales et de ruissellement.
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Article L. 211-7 du Code de l’environnement, habilitant les collectivités à réaliser des travaux d’intérêt général ou d’urgence pour maîtriser les eaux pluviales.
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Article L. 2224-8 du CGCT, prévoyant le contrôle des installations d’assainissement non collectif par les collectivités.
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Article 42 du règlement sanitaire départemental, imposant une circulation adéquate des eaux, sous la responsabilité du maire.
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En droit civil : Implicitement, les requérants s’appuyaient sur la responsabilité pour faute de la commune, liée à la délivrance d’un permis de construire sans prescriptions suffisantes pour garantir l’évacuation des eaux, et sur les principes de la servitude d’écoulement (articles 640 et 641 du Code civil).
Le Syndicat soutenait que la commune avait commis une faute en ne mettant pas en place un réseau public d’assainissement, malgré le classement de la zone en assainissement collectif, et en ne contrôlant pas efficacement les installations privées. Les désordres étaient également imputés à l’absence d’un schéma global de gestion des eaux, recommandé par l’expert.
C. Le raisonnement du juge point par point
Le Tribunal administratif a adopté une approche méthodique, examinant chaque aspect du litige. Voici une analyse détaillée de son raisonnement :
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Sur l’exception d’incompétence soulevée par la commune :
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La commune de Cayenne a argué que le litige, initialement soumis au juge judiciaire, relevait d’un conflit privé entre la copropriété, le maître d’ouvrage, et des tiers (voisins, constructeurs). Le juge a écarté cette exception, estimant que les conclusions dirigées contre la commune et la CACL, visant à engager leur responsabilité en tant que personnes publiques, relevaient de sa compétence (point 3).
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Sur la nature du recours et la requalification :
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Le juge a requalifié le recours en excès de pouvoir en recours de plein contentieux, car la demande principale visait la réparation d’un préjudice et une injonction, et non l’annulation d’une décision administrative (points 4-5). Les conclusions tendant à l’annulation de la décision implicite de rejet ont été rejetées, car elles n’étaient pas recevables dans un cadre de plein contentieux.
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Sur la compétence de la CACL :
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Le juge a constaté que, depuis le 1er janvier 2020, la gestion des eaux pluviales urbaines et l’assainissement avaient été transférés à la CACL, en vertu des articles L. 5216-5 et L. 2226-1 du CGCT (point 7). La demande initialement adressée à la commune devait être transmise à la CACL, qui était compétente pour y répondre (articles L. 114-2 et L. 114-3 du Code des relations entre le public et l’administration). Ainsi, les conclusions injonctives ont été regardées comme dirigées contre la CACL (point 8).
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Sur la demande d’injonction :
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Le juge a examiné si la CACL avait une obligation de créer un réseau public d’assainissement et de collecte des eaux pluviales. Il a rappelé que :
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Les collectivités disposent d’un large pouvoir d’appréciation pour délimiter les zones d’assainissement collectif ou non collectif (article L. 2224-10 du CGCT) et peuvent classer une zone en assainissement non collectif si un réseau collectif n’est pas justifié pour des raisons environnementales ou économiques (article R. 2224-7) (point 14).
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Aucun texte n’impose la création de réseaux publics en zone d’assainissement non collectif, ni la prise en charge des installations privées par la collectivité (point 22).
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La résidence, située en zone d’assainissement non collectif, dispose d’un système autonome, dont l’entretien incombe aux copropriétaires (article L. 1331-1-1 du Code de la santé publique) (point 15).
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Le juge a constaté que les désordres étaient imputables à des facteurs privés : une conception défaillante par le maître d’ouvrage, l’obstruction du canal par un voisin, et un défaut d’entretien du réseau privé de la résidence (points 19-20). L’absence de réseau public n’était pas fautive, car la CACL n’avait pas d’obligation de le créer dans cette zone (point 21).
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En l’absence de faute ou de lien de causalité entre les désordres et l’action de la CACL, la demande d’injonction a été rejetée (point 24).
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Sur la demande indemnitaire :
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Le Syndicat reprochait à la commune une carence fautive dans la gestion des eaux et une faute dans la délivrance du permis de construire, non assorti de prescriptions suffisantes. Le juge a rejeté ces arguments :
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La commune n’était pas responsable de l’entretien du réseau privé ni de l’application des règles du Code civil (servitudes d’écoulement), qui relève du juge judiciaire (point 26).
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L’absence de prescriptions spéciales dans le permis de construire n’était pas directement à l’origine des troubles de jouissance, qui découlaient de la conception et de l’exécution des travaux par le maître d’ouvrage (point 27).
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En l’absence de lien de causalité direct et compte tenu du caractère exagéré de la demande de 100 000 euros, non étayée par des justificatifs, la demande indemnitaire a été rejetée (point 27).
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Cette décision met en lumière une problématique majeure : l’interférence des cadres juridiques civil et public dans la gestion des eaux pluviales et usées. Les requérants ont tenté de combiner des arguments civilistes (servitudes d’écoulement, responsabilité du fait de la délivrance du permis) avec des obligations publiques (gestion des eaux, assainissement). Cependant, le juge administratif a strictement délimité le champ des compétences des collectivités, refusant d’importer des principes civilistes dans un contentieux public. Cette dichotomie crée une complexité pour les justiciables, qui doivent naviguer entre des régimes juridiques distincts, et souligne la nécessité d’une meilleure articulation des responsabilités entre acteurs publics et privés.
II. Les limites de la responsabilité des collectivités : les carences infrastructurelles en zone d’assainissement non collectif
A. L’absence de réseau public : une contrainte structurelle mais pas une faute
L’absence de réseau public d’assainissement ou de collecte des eaux pluviales dans le secteur de la Résidence Les Jardins de Suzini reflète une contrainte structurelle fréquente en Guyane, où les infrastructures publiques sont limitées par des facteurs géographiques, financiers et logistiques. Le juge a souligné que la zone était classée en assainissement non collectif, où les propriétaires sont responsables de la conception, de l’entretien et de la conformité de leurs installations (articles L. 2224-8 et L. 1331-1-1 du CGCT et du Code de la santé publique). Cette classification, validée par le schéma d’assainissement de la CACL adopté en 2006, dispense la collectivité de créer un réseau public, sauf justification d’intérêt général ou d’urgence (article L. 211-7 du Code de l’environnement).
Le juge a rejeté l’argument selon lequel l’absence de réseau constituait une faute, estimant que la CACL n’avait pas commis d’erreur manifeste d’appréciation en maintenant la zone en assainissement non collectif (point 21). Cette approche reflète la jurisprudence (CE, 1999, Commune de Saint-Leu), qui limite la responsabilité des collectivités dans les zones où les infrastructures publiques ne sont pas obligatoires.
B. La responsabilité des acteurs privés mise en exergue
Le juge a attribué la responsabilité des désordres aux acteurs privés :
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Le maître d’ouvrage (SCCV de Suzini) pour une conception défaillante, notamment un exutoire sous-dimensionné et un rejet anarchique des eaux sur une parcelle privée.
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Les copropriétaires pour un défaut d’entretien de leur système autonome.
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Un voisin pour l’obstruction du canal d’évacuation.
Cette analyse repose sur les principes du droit civil, notamment les articles 640 et 641 du Code civil, qui régissent les servitudes d’écoulement et imposent aux propriétaires de gérer leurs eaux pluviales sans aggraver la situation des fonds inférieurs. Le juge a rappelé que ces questions relèvent du juge judiciaire, limitant ainsi le rôle de la CACL à un contrôle réglementaire, sans obligation d’intervention directe (point 23).
C. Problématique : les limites de la responsabilité face aux carences infrastructurelles
La décision met en évidence une problématique générale : les limites de la responsabilité des collectivités dans les zones d’assainissement non collectif, où les obligations publiques sont réduites au contrôle des installations privées. Cette approche, bien que conforme au droit, peut frustrer les administrés confrontés à des désordres environnementaux, surtout dans des territoires comme la Guyane, où les infrastructures peinent à suivre l’urbanisation. La décision invite à réfléchir à des solutions systémiques, telles que :
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Une meilleure coordination entre collectivités et propriétaires pour anticiper les besoins en assainissement.
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La mobilisation de financements publics (fonds européens, Plan Eau) pour développer des réseaux collectifs dans les zones à forte densité.
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Une clarification des obligations des collectivités en matière de prévention des risques d’inondation et de pollution.
Conclusion
La décision du Tribunal administratif de Guyane du 28 décembre 2023 illustre les tensions inhérentes aux contentieux impliquant la gestion des eaux pluviales et usées dans des contextes d’urbanisation mal maîtrisée. En rejetant les demandes du Syndicat des copropriétaires, le juge a souligné la primauté des responsabilités privées dans les zones d’assainissement non collectif, tout en limitant le rôle des collectivités à un contrôle réglementaire. Les deux problématiques dégagées – l’interférence des cadres juridiques civil et public et les limites de la responsabilité face aux carences infrastructurelles – révèlent la nécessité d’une approche intégrée, combinant une clarification juridique, un renforcement des obligations des collectivités et des investissements dans les infrastructures. À l’heure où les contentieux environnementaux se multiplient, cette décision appelle à une réflexion sur l’adaptation du droit aux défis des territoires ultramarins, pour mieux concilier les attentes des administrés et les contraintes des collectivités.
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