Dans une interview accordée à DALLOZ ACTUALITES le 10/10/2019, le ministre et Haut-Commissaire à la Réforme des Retraite Jean-Paul DELEVOYE a déroulé les éléments de langage pour défendre la création d’un régime universel de retraite intégrant la profession d’avocat.

Monsieur DELEVOYE commence par soutenir l’argument démographique selon lequel « Cela concerne directement les avocats : aujourd’hui le régime des avocats repose sur une démographie favorable (5 cotisants pour un retraité) mais qui va se dégrader (le Conseil d’orientation des retraites prévoit que d’ici à 2070 on passera à 1,1 cotisant pour 1 retraité). »

Monsieur DELEVOYE se réfère à un document de travail du COR mais omet volontairement  de préciser qu’il repose sur une hypothèse pessimiste d’une augmentation des effectifs de cotisants très inférieure à celle observée sur le passé récent.

Or l’évolution récente des effectifs des avocats depuis 1992 est la suivante (Graphique sur la base des chiffres de la CNBF) :

Cette augmentation des effectifs des avocats s’est poursuivie d’une manière continue depuis près de 30 ans et ce, même compte tenu des avocats qui quittent la profession (référence faute de MM. MACRON et DELEVOYE aux 25% dans les 10 premières années d’exercice).

De plus le nombre d’avocats par habitant en France est très inférieur à ce qu’il est en Allemagne, au Royaume Uni, en Espagne ou en Italie. La question serait plutôt de savoir si le gouvernement entend poursuivre sa politique de carence de moyens attribués à la justice qui laisse la France dans le peloton de queue européen dans ce domaine, alors même qu’il y a une forte demande du marché du droit.

La comparaison des avocats avec la situation des agriculteurs paraît donc particulièrement malvenue sauf à considérer qu’une société sans, ou avec de moins en moins avocats soit possible ou souhaitable. Ce n’est pourtant pas ce qui ressort de la démographie de la profession : on ne peut en aucun cas laisser dire que la population des avocats serait en régression comme ce fut le cas des agriculteurs.

Naturellement, Monsieur DELEVOYE omet également de rappeler que dans le rapport annuel du COR, le ratio global du nombre d’actifs par retraité va se dégrader, passant de 1,7/1 actuellement à moins de 1,3/1 en 2070, ce qui interroge sérieusement sur l’équilibre et la pérennité à court terme d’un système universel sans réserves suffisantes alors que précisément la CNBF a constitué des réserves précisément dans le but de passer le cap d’une situation temporairement difficile prévue dans des décennies.

Monsieur DELEVOYE expose que « les logiques de statut rendent le système inadapté aux carrières d’aujourd’hui » pour affirmer que le régime universel serait constituerait une amélioration à la mobilité professionnelle qui conduit à dépendre dans une carrière de plusieurs régimes de retraite.

Or ce n’est pas du tout ce qui résulte du rapport d’évaluation établi par l’Institut de la Protection Sociale (PLS) du 17/9/2019 qui analyse le rapport DELEVOYE et le contredit en page 17 : « Pour justifier cette réforme, l’argument de la mobilité professionnelle est affirmé avec beaucoup d’aplomb, alors qu’il n’a guère de valeur. Il n’y a en France aucun souci de mobilité professionnelle en raison du régime de retraite. Il peut y avoir des hésitations - il y en a toujours eu et il y en aura encore - sur le choix du statut salarié ou non salarié. Mais ce n’est pas le régime de retraite qui est la cause de tout cela. Il semble en revanche que les promoteurs du nouveau régime aient en tête une population très particulière (micro entrepreneurs, travailleurs des plateformes, ...). Mais ce sont justement souvent des salariés qui améliorent leurs revenus de manière accessoire. Le fait d’avoir ou non des droits retraite les intéresse peu. »

Monsieur DELEVOYE déclare : « pour prendre en compte les spécificités des indépendants, j’ai proposé que leurs cotisations s’appuient sur un barème adapté par rapport à celui des salariés. »

Comme cela a été démontré, ce barème n’est absolument pas adapté à la situation des indépendants et des avocats en particulier :

  • Ce barème aligne le taux de cotisation avec celui des salariés sur une tranche de 1 PASS (plafond annuel de sécurité sociale, soit 40.524 €), celle qui concerne près de la moitié des avocats
  • Cet alignement conduit à des cotisations au taux de 28,12% alors que le taux de cotisations retraite global moyen actuel des avocats est autour de 14% (rapport DELEVOYE page 37) Au-delà d’un PASS le barème est dégressif (12,94% de 1 à 3 PASS, puis 2,81% au-delà) c’est-à-dire que les plus riches seront proportionnellement à leurs revenus les moins affectés par les cotisations retraite
  • Une part du taux de cotisations, soit 2,81% de l’assiette, ne sera pas génératrice de droits à retraite alors qu’actuellement l’ensemble des cotisations des avocats produisent des droits à leur profit
  • L’assiette de cotisation passera d’une assiette nette avec réintégration des cotisations « Madelin » à une assiette brute incluant tous les prélèvements sociaux avec application d’un abattement (Rapport Delevoye page 39) ce qui conduira à bien plus que doubler le montant des cotisations entre leur niveau actuel et leur niveau « cible »

Monsieur DELEVOYE indique : « j’ai notamment proposé de baisser le montant de la CSG que paient tous les indépendants, y compris les avocats. Concrètement, cela conduira les avocats à payer moins de CSG ce qui compensera significativement la hausse de cotisations ».

Le rapport DELEVOYE précise en page 39 : « En alignant l’ensemble des prélèvements sociaux sur une assiette brute, cette réforme permettra en outre de mettre fin à la surpondération de la CSG. Celle-ci est en effet calculée aujourd’hui sur une assiette plus large que celle des salariés puisque les cotisations sociales dues y sont intégrées. »

Or les calculs amènent à constater que le passage du calcul de la CSG d’une assiette brute à une assiette nette (la situation actuelle résultant au demeurant d’une discrimination fiscale entre salariés et indépendants dont la légalité est douteuse) aboutira à un effet dérisoire et certainement pas à « compenser significativement la hausse des cotisations. Au total, même en tenant compte de cette « remise » sur l’assiette de la CSG, la réforme conduira dans la plupart des cas à plus que doubler le montant des cotisations entre leur niveau actuel et leur niveau « cible ».

Le COR a présenté lors de sa session plénière du 20/12/2018 un document permettant de comparer l’assiette nette d’un avocat sur plusieurs tranches de revenus avec ce que serait l’assiette brute.

Dans les exemples de revenus cités, l’augmentation qui résulte du changement d’assiette est considérable, même pondérée par la diminution de l’assiette de la CSG dont l’effet reste dérisoire:

Monsieur DELEVOYE se veut rassurant en expliquant que « le système universel n’entrera en vigueur qu’en 2025, et la transition se fera ensuite sur quinze ans au moins. Nous construirons cette transition avec les avocats, pour qu’elle se fasse en douceur. ».

Cependant sur la période de 15 ans entre 2025 et 2040 pendant laquelle les cotisations des avocats augmenteront « progressivement » d’un taux moyen de 14% d’un revenu net pour atteindre le taux « cible » de 28,12 % d’un revenu brut, un euro cotisé rapportant les mêmes droits à tous, les avocats cotiseront sur cette période moitié moins que les salariés à revenu égal et acquerront par conséquent moitié moins de points retraite, pour constater à l’âge où ils pensaient pouvoir cesser leur activité qu’ils n’auront pas assez de points pour leur garantir une retraite convenable.

Monsieur DELEVOYE indique que « Par ailleurs tous les droits acquis avant 2025 seront garantis à 100 % ». Or le rapport DELEVOYE mentionne, page 25 que « ces droits issus de la carrière passée seront transformés en points du nouveau système et seront notifiés comme tels aux assurés concernés ». Or le régime de base des avocats prévoit une retraite minimale forfaitaire d’un montant annuel de 16.999 € en 2019. Or la conversion en points dont le rendement est incertain ne permettra pas de garantir ce minimum de retraite. Par ailleurs le régime complémentaire des avocats est un système par points dont le rendement « cible » sera de 7,5% en 2029. La conversion en points dans le nouveau régime fera passer à un rendement de 5,5%. Il n’y a donc pas de réelle garantie pour les droits issus de la carrière passée.

Monsieur DELEVOYE affirme également que « les mécanismes de solidarité internes à la profession d’avocats pourront être conservés afin de garantir une redistribution entre les avocats les plus aisés et ceux aux revenus les plus modestes, comme c’est le cas aujourd’hui ».

Aucune proposition chiffrée concernant la simple faisabilité d’un tel dispositif n’a été formulée à ce jour par le haut-commissariat à la réforme des retraites. Il a été simplement évoqué dans le vague l’idée d’un fonds de solidarité alimenté partiellement par les hauts revenus et par l’utilisation des réserves pour permettre, ce n’est pas clair, soit des cotisations plus réduites pour les bas-revenus, soit une retraite solidaire.

Faute de la moindre proposition, il n’existe aucune base de négociation à moins que pour le HCRR ce soit à la profession d’avocat d’organiser elle-même les funérailles de son régime de retraite égalitaire et solidaire.

S’agissant du sort des réserves, le rapport DELEVOYE prévoyait

  • En page 40 qu’elles soient utilisées pour partie pour compenser l’augmentation des cotisations durant la période de transition de 15 ans. Or ces réserves ont été constituées pour compenser une situation déficitaire temporaire, qui ne se réalisera pas, s’agissant des avocats avant deux décennies. Ce qui est proposé est donc d’en faire un usage non conforme à leur destination pour compenser une augmentation considérable des cotisations alors même qu’il n’y a pas de déficit.  
  • En page 106 qu’elles soient affectées à un fonds universel de réserve pour garantir la pérennité du système. Lors de son intervention médiatique à RODEZ, le président de la République a confirmé « on ne prendra aucune caisse particulière les ressources qu’elle a emmagasinées » en soulignant que cela est impossible juridiquement : « cela relève de votre droit de propriété », ce qui contredit le rapport DELEVOYE. Cependant si les réserves sont utilisées comme dans le point précédent pour compenser une hausse de cotisation, cela revient à obliger les avocats à consommer par anticipation et sans nécessité immédiate toutes leurs réserves, ce qui aboutit au même résultat qu’une spoliation dès lors qu’une économie équivalente serait générée pour le régime universel. Ceci n’est qu’un marché de dupes.  
  • En page 107 que « Les réserves qui ne seront pas nécessaires pour couvrir les engagements transférés au système universel pourront être utilisées à la discrétion des caisses qui les détiennent, au bénéfice de leurs assurés. » Or les « engagements » d’un système de retraite sont constitués dès le premier euro de cotisation d’un actif et aucun système de retraite ne détient des réserves de nature à faire face aux « engagements » échus et non échus, de sorte qu’il n’existe pas un centime d’euro qui ne soit pas nécessaire à couvrir les engagements du système universel et qui pourrait selon le raisonnement demeurer à la disposition des caisses.

Dans les trois cas les réserves seraient détournées leur destination sans utilement profiter aux avocats ni actifs ni retraités, pire, si elles ne sont même pas affectées à garantir le régime universel, alors c’est ce dernier qui n’a pas de perspective de pérennité.

Par conséquent, lorsqu’on écarte les éléments de langage controuvés avancés au soutien de l’intégration des avocats dans le régime universel, on constate la parfaite inanité d’une telle mesure, d’évidence parfaitement inutile pour notre régime autonome.