L' "école de la confiance", ce projet de loi présenté le 5 décembre 2018 à l'Assemblée Nationale par Jean-Michel Blanquer au nom du Gouvernement, contient en son article 1er, une nouvelle disposition qu'il est prévu d'introduire au sein du Code de l'éducation, selon laquelle "Art. L. 111-3-1. – Par leur engagement et leur exemplarité, les personnels de la communauté éducative contribuent à l’établissement du lien de confiance qui doit unir les élèves et leur famille au service public de l’éducation. Ce lien implique également le respect des élèves et de leur famille à l’égard de l’institution scolaire et de l’ensemble de ses personnels" (consultable ici). L'exposé des motifs du projet de loi précise que l' "exemplarité" est l'expression d'une "promesse républicaine" qui "se trouve au cœur de l'engagement professionnel des personnels" pour une "école de la confiance" qui est ainsi nommée car "elle demande une confiance complète et constante de la société en son école".

Il aura fallu très peu de temps au Ministre pour mesurer l'impopularité de cette disposition auprès des enseignants, aussi choqués du calendrier maladroit de ce projet de loi enregistré à peine deux mois après le début du mouvement #Pasdevague (sur Twitter ici), qu'inquiets de l'introduction d'une notion, l' "exemplarité", dont il est redouté qu'elle ne serve à amoindrir la "liberté d'expression des enseignants".

L' "exemplarité" est le caractère donné à ce qui peut servir d'exemple. Dans son sens commun, l' "exemple" est la personne (ou l'acte) considéré comme servant de modèle à une conduite. L'étymologie latine, exemplum, peut aussi bien désigner un modèle de comportement, qu'une "petite quantité de marchandise" ou l' "objet provenant d'un type commun" et ayant vocation à ensuite être répliqué, ce qui est plus prosaïque, mais donne aussi à réfléchir à un autre sens. Cet objectif de reproduction d'un comportement social discipliné était d'ailleurs clairement exposé par Jean-Michel Blanquer dans sa "lettre de rentrée aux personnels de l'éducation nationale" (publiée le 31 août 2018 ici), exposant que "le respect d'autrui est l'affaire de tous et nous devons l'exemplarité aux jeunes générations", ces propos ayant ensuite été confirmés dans une lettre du 2 avril 2019 adressée cette fois-ci seulement aux directeurs d'école, selon laquelle "l’objectif est clair : donner à tous les élèves l’essentiel pour leur réussite future : la solide maîtrise des savoirs fondamentaux (lire, écrire, compter et respecter autrui)" (publiée ici). Le "contrat social" de l' "école de la confiance" repose ainsi sur l'idée que c'est en exigeant des enseignants une attitude d' "exemplarité", que naîtra chez les élèves le "savoir fondamental" que constitue le "respect d'autrui".

Cependant, confronté aux craintes des enseignants, inquiets de cette "exemplarité" dont l'objectif, pour noble soit-il, apparaît surtout destiné à leur imposer une obligation déontologique supplémentaire, faisant croître de manière corrélative le risque d'infraction disciplinaire, le Ministre a mis en ligne l'avis rendu par le Conseil d'Etat le 29 novembre 2018 sur cette notion (consultable ici).

On y apprend que le Conseil d'Etat estime que les dispositions du futur article L. 111-3-1 "expriment certaines des valeurs incontestables autour desquelles l’école républicaine est construite", mais "ne produisent par elles-mêmes aucun effet de droit et réitèrent des obligations générales qui découlent du statut des fonctionnaires comme de lois particulières assorties, le cas échéant, de sanctions pénales", et en conséquence, ne devraient pas être maintenues dans le projet de loi mais auraient, "en revanche, toute leur place dans son exposé des motifs".

Cette réflexion se caractérise par deux singularités.

Une critique d'abord, qui relève de ce que le Conseil d'Etat appelle la "loi bavarde" ("Quand le droit bavarde, le citoyen ne lui prête plus qu’une oreille distraite", Rapport public 1991 du Conseil d'Etat), c’est-à-dire la loi qui énonce des dispositions ne contenant en elles-mêmes aucune norme, aucune règle de droit. En l'occurrence, pour le Conseil d'Etat, l'obligation d' "exemplarité" ne sera pas imposée par ce nouvel article L. 111-3-1, qui ne contiendra qu'une réflexion abstraite dont la place, suggère la Haute-Juridiction, serait mieux trouvée dans l' "exposé des motifs", ce discours introductif de la loi.

Cette observation prend, au premier abord, le contrepied des intentions gouvernementales, et de la position de Jean-Michel Blanquer, qui semblait sûr de modifier le droit pour construire l' "école de la confiance", sans probablement anticiper que la Haute Juridiction lui opposerait un avis neutralisant l'effet normatif de son projet de loi sur ce point.

Mais ce qui ajoute à la singularité de cet avis du 28 novembre 2018 du Conseil d'Etat, est surtout le renvoi opéré aux "obligations générales qui découlent du statut des fonctionnaires" alors que celles-ci ne comportent nullement, par elles-mêmes, l'inscription de l' "exemplarité" au titre des qualités déontologiques des enseignants et plus généralement des fonctionnaires (l'article 25 de la loi du 13 juillet 1983 portant Statut général des fonctionnaires énonçant seulement les obligations de dignité, impartialité, intégrité, probité, neutralité, laïcité, obéissance, et respect de l'égalité, de la liberté de conscience et de la dignité des usagers).

Cependant, dans l'expression employée par le Conseil d'Etat, chaque mot à son sens et si la Haute Juridiction n'évoque pas une "obligation générale fixée par le statut des fonctionnaires", mais une obligation "découlant" de ce Statut, c'est qu'elle ménage une place pour sa propre jurisprudence, laquelle est venue compléter les lois et règlements statutaires sur ce point, en énonçant, par une décision du 18 juillet 2018 (C.E. 18 juillet 2018, Ministre de l'éducation nationale, n° 401.527, qui sera mentionnée aux Tables du Recueil Lebon et disponible sur Légifrance), que "l'exigence d'exemplarité et d'irréprochabilité qui incombe aux enseignants dans leurs relations avec des mineurs, y compris en dehors du service", est consubstantielle "à la réputation du service public de l'éducation nationale ainsi qu'au lien de confiance qui doit unir les enfants et leurs parents aux enseignants du service".

Par une causalité inversée permise par l'effet normatif puissant de sa jurisprudence, le Conseil d'Etat, abandonnant son rôle de juge d'application de la loi, s'est ainsi fait "jurislateur" pour caractériser par lui-même les traits essentiels de l'école de "confiance", qu'il estime adossée à une obligation déontologique d' "exemplarité" opposable aux enseignants, laquelle fut ensuite reprise dans le projet de loi Blanquer.

Les enseignants ont, ce faisant, rejoint depuis l'année 2018 le club fermé des fonctionnaires soumis au devoir d' "exemplarité" : les surveillants pénitentiaires (article 17 du décret n° 2010-1711 du 30 décembre 2010), les corps actifs de la police nationale et de la gendarmerie (article 111-2 de l'arrêté du 6 juin 2006 et article R. 434-14 du code de la sécurité intérieure) ou encore les agents de police municipale (code de la sécurité intérieure, article R. 515-7).

Ce faisant, bien sûr, il n'aura pas échappé aux impétrants qu'ils rejoignent une liste essentiellement formée de fonctionnaires en charge du maintien de l'ordre public, et de laquelle, du reste, les juges eux-mêmes se sont exclus, le Conseil supérieur de la magistrature estimant que le "devoir spécifique d'exemplarité" ne s'applique qu'aux chefs de juridiction (CSM, 15 janvier 2015, aff. S220, consultable ici), et le Conseil d'Etat n'ayant, de son côté, pas jugé nécessaire d'inscrire cette obligation dans la Charte déontologique des membres de la juridiction administrative (ici), dont il a assuré lui-même la rédaction, sans que ce pouvoir de déterminer lui-même les normes auquel il s'assujettit ne méconnaisse le principe d'impartialité ni aucune autre norme constitutionnelle, d'après le Conseil constitutionnel saisi en QPC (décision n° 2017-666 QPC du 20 octobre 2017).

Comme si ce nouveau cadre déontologique n'était pas suffisant, les enseignants savent par ailleurs, à la lecture de la décision du 18 juillet 2018 du Conseil d'Etat, qu'ils doivent au surplus être "irréprochables" dans leurs relations avec les élèves, ce qui pose trois questions.

La première : pourquoi ajouter à l' "exemplarité" une obligation d' "irréprochabilité" ; ou pour le dire autrement, n'est-il pas suffisant d'être "exemplaire" ?

La deuxième : pourquoi demander aux enseignants d'être "irréprochables" alors qu'au sens strict du terme, nul être humain ne l'est et qu'est donc inexorablement impartie aux enseignants une situation professionnelle dans laquelle ils s'engagent à une obligation impossible à respecter ?

La troisième : comment assurer la sanction de manquements qui, forcément innombrables tout autant qu'ils seront en grande partie subjectifs, seront commis par une population comptant, au dernier recensement, 381.150 enseignants de 1er degré (pour 6,8 millions d'élèves) et 500.250 enseignants de 2nd degré (pour 5,6 millions d'élèves) ? L'administration de l'éducation nationale n'a nullement les moyens d'assurer une telle tâche et si les jurisprudences de principe du Conseil d'Etat étaient soumises à étude d'impact préalable comme le sont les lois, nul doute qu'une telle étude le confirmerait.

En arrière-plan désagréable de la réforme Blanquer, cette confiscation du débat démocratique par une jurisprudence confidentielle neutralisant par avance l'effet normatif de la loi, pose les jalons d'un cadre juridique d'exception, réservé aux enseignants, dans lequel avancent des principes autoritaires et répressifs à mesure que recule le principe, non moins essentiel, de la sécurité juridique.