A l'occasion des travaux parlementaires relatifs au projet de loi constitutionnelle "pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace" (consultables ici), la commission des lois constitutionnelles a fait, dans son rapport du 4 juillet 2018 (consultable ici), la proposition (classée sous l'item "adaptation aux exigences de notre temps") de "prendre acte du caractère daté et impropre du mot "race" et de supprimer toute référence à ce terme" au sein de l'article 1er de la Constitution. En séance à l'Assemblée le 10 juillet 2018, le Premier ministre a défendu l'amendement en déclarant que "Ce terme [de "race"] nous vient de l’histoire – celle de la Révolution –, une histoire qui a montré combien cette terminologie pouvait être mortifère et dangereuse", ce qui impose la modification de l'article 1er de la Constitution afin que n'existe "aucune ambiguïté, aucun malentendu, aucune possibilité pour qui que ce soit de se prévaloir de la présence de ce terme dans la Constitution pour justifier l’injustifiable". Au cours de la séance, des objections se sont élevées portant sur le point de savoir si la suppression du mot "race" serait efficace dans la lutte contre le racisme, l'honorable parlementaire ayant pris l'initiative de cette intervention prenant soin de préciser : "loin de moi, évidemment, l'idée de défendre l'existence de races" (le débat est ici).

Cette discussion illustre deux points de faiblesse du cadre juridique destiné à lutter contre le racisme et la théorie des "races" :

1. - Une absence de définition du racisme et du concept des "races"

Etrangement, le droit français ne contient aucune définition du racisme ni du concept des "races", contre lesquels on s'accorde pourtant à penser qu'il est essentiel de lutter (on trouve même, sur le site officiel du Gouvernement #TousUnisContreLaHaine, une page "Ce que dit la loi" qui déclare "la loi interdit et sanctionne le racisme" mais ne parvient pas à donner une définition du racisme).

Cette lacune est d'autant plus regrettable qu'elle a pour conséquence d'affaiblir la portée juridique des dispositions réprimant le racisme et la promotion du concept des "races", tout particulièrement en droit pénal, gouverné par le principe dit de "légalité des délits et des peines", qui impose de définir précisément le comportement incriminé (raison pour laquelle existent des définitions précises du "vol", du "chantage", de la "violence", des "menaces", du "meurtre", etc.). Ne pas définir, ou mal définir, le comportement incriminé, diminue d'autant la possibilité pour la victime, d'obtenir l'application du texte qui réprime les actes qu'elle a eu à subir.

Pourtant, des définitions sérieuses et précises du racisme et du concept des "races" existent, sur lesquelles le législateur pourrait s'appuyer ; par exemple :

Selon l'Encyclopédie Britannica, le terme de "race" fait référence à "l'idée que l'espèce humaine est divisée en groupes distincts sur la base de différences congénitales de nature physique ou comportementale. Les études génétiques de la fin du 20e siècle réfutent l'existence de races biogénétiquement distinctes, et les scientifiques considèrent aujourd'hui que les "races" relèvent d'un concept de politique culturelle ("cultural interventions") caractérisant des comportements et croyances spécifiques, qui a été appliqué à différentes populations à partir des conquêtes européennes du 15e siècle" (ici).

L'Unesco définit par ailleurs le racisme comme "une théorie de la hiérarchie des races qui prétend que la race supérieure devrait être protégée et devrait dominer les autres. Le racisme peut aussi être une attitude injuste à l'encontre d'un autre groupe ethnique. Le racisme peut enfin être défini comme une violente hostilité à l'encontre d'un groupe social" (ici).

2. - Une lutte en ordre dispersé contre le racisme et le concept des "races"

Le projet de supprimer le mot "race" de la Constitution caractérise un changement de stratégie dans la lutte contre le racisme et le concept des "races".

En effet, par la loi n° 2017-86 du 27 janvier 2017, le Parlement avait réformé le Code pénal pour, non pas supprimer le mot "race", mais plutôt lui substituer l'expression "prétendue race" ; depuis cette loi, sont punis les crimes et délits liés à une "appartenance ou non-appartenance, vraie ou supposée, à une prétendue race, une ethnie, une nation ou une religion déterminée" (articles 132-76, 225-1, R.625-7, R.625-8, R.625-8-1 et 222-13).

Mais que signifie "appartenir", en "vrai", à une "prétendue race" ? Autrement dit et puisque la "race" est prétendue, et qu'il est établi qu'il n'existe pas de "races" au sein de l'espèce humaine, pourquoi avoir précisé que cette appartenance pourrait être "vraie" ? Dans le meilleur des cas, il y a là une profonde contradiction.

De plus, ce remplacement du terme "race" par le terme "prétendue race" n'a concerné qu'une partie seulement des lois qui employaient le terme "race" : nonobstant la loi du 27 janvier 2017, les sages-femmes doivent toujours traiter avec la même conscience toute patiente et tout nouveau-né quelle que soit "son appartenance ou sa non-appartenance à une race" (code de la santé publique, art. R. 4127-305) ; le militaire au combat doit toujours "recueillir, protéger et soigner les blessés, les malades et les naufragés sans aucune discrimination fondée sur la race" (code de la défense, art. D. 4122-8) ; le CSA doit toujours veiller à ce que "les programmes mis à disposition du public par un service de communication audiovisuelle ne contiennent aucune incitation à la haine ou à la violence pour des raisons de race" (loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986, art. 15), etc. ; et l'on peut même trouver sur Légifrance une version, encore en vigueur, d'un article 1er d'une loi n° 50-772 du 30 juin 1950 qui dispose que "la détermination des soldes et accessoires de soldes de toute nature dont sont appelés à bénéficier les personnels civils et militaires en service dans les territoires relevant du ministère de la France d'outre-mer, ne saurait, en aucun cas, être basée sur des différences de race".

Le point commun de tous ces textes est qu'ils ne permettent pas clairement d'affirmer que la théorie de l'existence de "races" distinctes au sein de l'espèce humaine est bannie par le droit. Cette ambiguïté n'est d'ailleurs pas propre au législateur français : par sa directive n° 2000/43/CE du 29 juin 2000 "relative à la mise en œuvre du principe de l'égalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d'origine ethnique", le Conseil de l'Union européenne déclare "que l'Union européenne rejette toutes théories tendant à déterminer l'existence de races humaines distinctes. L'emploi du mot "race" dans la présente directive n'implique nullement l'acceptation de telles théories" pour justifier ensuite la directive par le souci d' "assurer le développement de sociétés démocratiques et tolérantes permettant la participation de tous les individus quelle que soit leur race ou leur origine ethnique"...

Enfin, de curieuses distinctions sont créées du fait de l'introduction seulement partielle du concept de "prétendue race" au sein du droit français : ainsi par exemple, si le Code du travail a été réformé, en son article L. 1132-1, pour interdire toute discrimination fondée sur une appartenance ("vraie ou supposée"…) à une "prétendue race", en revanche, le Statut de la fonction publique continue à déclarer qu'aucune distinction ne peut être faite entre agents publics en raison de leur "appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie ou une race", ce qui, lu littéralement, signifie que l'une des hypothèses admises par le législateur, serait que l'agent "appartienne", "en vrai", à une "race"… et donc, que la loi reconnaitrait implicitement que l'appartenance à une "race" semble possible au sein de l'espèce humaine (article 6 de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983).

3. - Conclusion

C'est dans ce contexte d'initiatives de bonne volonté, mais désordonnées et maladroites, que s'inscrit la réforme constitutionnelle initiée par le Gouvernement en juillet 2018 (mais restée depuis en suspens).

On peut regretter que ces réformes ne soient pas inscrites dans une stratégie cohérente et globale, visant à rendre clair et efficace le cadre juridique français de la lutte contre le racisme et le concept des "races", à l'heure où émergent des notions concurrentes ("racisation", "colorisme", "indigénisme"), pour le moment cantonnées à la sociologie et à la science politique, mais qui devront elles-aussi, à mesure de leur progression dans le débat public, faire l'objet d'un encadrement par le droit.