La suspension de fonctions est permise à l'employeur public, par l'article 30 du Titre I du Statut (loi n° 83-634 du 13 juillet 1983), "En cas de faute grave commise par un fonctionnaire, qu'il s'agisse d'un manquement à ses obligations professionnelles ou d'une infraction de droit commun" ; la jurisprudence précise que la mesure de suspension étant "uniquement destinée à écarter temporairement un agent du service, en attendant qu'il soit statué disciplinairement ou pénalement sur sa situation, peut être légalement prise dès lors que l'administration est en mesure d'articuler à l'encontre de l'intéressé des griefs qui ont un caractère de vraisemblance suffisant et qui permettent de présumer que celui-ci a commis une faute grave" (C.A.A. Bordeaux, 8 mars 2011, n° 10BX00639).

Parce que la suspension de fonctions est indissociable de l'exercice de l'action disciplinaire dont elle constitue le prélude, elle est par principe de la compétence de l'autorité ayant "pouvoir de nomination", c’est-à-dire de l'administration qui adopte les actes de gestion de la carrière de l'agent. Parfois, l'autorité ayant pouvoir de nomination n'est pas celle qui emploie l'agent ; la jurisprudence administrative considère en pareil cas, que l'autorité d'emploi a alors, elle aussi, le pouvoir de suspendre l'agent ("la suspension n’a de portée utile que prise à brefs délais à compter de la découverte de faits laissant présumer la commission d’une faute grave, ce qui implique que l’autorité du service d’affectation de l’agent soit investie de cette compétence" : T.A. Grenoble, 17 octobre 2016, n° 1404192, C+).

Ce faisant, il est intéressant de relever que le raisonnement jurisprudentiel se fonde sur un constat d'échec : l'administration ayant pouvoir d'emploi et l'administration d'affectation ne sont, dans la majorité des cas, pas en mesure de communiquer entre elles de façon suffisamment réactive et adaptée à l'urgence, pour permettre que l'agent qui doit être suspendu le soit dans le respect de son statut (c’est-à-dire dans le respect de la compétence, normalement exclusive, de l'administration ayant pouvoir de nomination). Par cette jurisprudence, le juge administratif préfère prendre acte des défauts entachant le comportement de l'administration (lourdeur, complexité, passivité, retard, rigidité, frilosité, etc.), et en tire la conséquence qu'il vaut mieux déroger au Statut, que paralyser le pouvoir décisionnel.

Ce raisonnement qui se veut pragmatique, offre à l'administration une tolérance dont les limites sont mal définies et mal maîtrisées, ce qui conduit à une dispersion du pouvoir de suspension, comme l'illustre l'arrêt rendu le 5 février 2020 par le Conseil d'Etat dans l'affaire du conflit social ayant gravement perturbé le pôle médico-judiciaire du CHU de Bordeaux depuis l'année 2017 (v. pour une chronique détaillée dans la presse locale).

Le requérant de cette affaire, professeur des universités - praticien hospitalier ("PUPH"), a été suspendu de ses fonctions ; pour ce faire, on s'est bousculé au portillon :

- le directeur général du CHU de Bordeaux a prononcé sa suspension des "fonctions médicales, cliniques et thérapeutiques ainsi que toute fonction de responsable d'unité",

- le président de l'université de Bordeaux a prononcé sa suspension des "fonctions d'enseignement et de recherche",

- le ministre des solidarités et de la santé et le ministre de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation ont prononcé sa suspension des "fonctions universitaires et hospitalières".

Quatre autorités, trois décisions, trois dates différentes (8 juin 2018, 7 juin 2018, 27 juillet 2018) pour prononcer une même mesure (la suspension de fonctions) : une très belle allégorie du mille-feuille administratif à la française, que le Conseil d'Etat, saisi en premier et dernier ressort (particularité du contentieux des PUPH), a, par son arrêt du 4 février 2020, approuvé d'un regard d'esthète :

- En premier lieu, le Conseil d'Etat considère que le président de l'université de Bordeaux a pu suspendre le PUPH en vertu de la délégation de pouvoir qui lui est consentie par le ministre de l'enseignement et de la recherche pour faire usage des dispositions de l'article L. 951-4 du code de l'éducation, lequel prévoit que "le ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche peut prononcer la suspension d'un membre du personnel de l'enseignement supérieur pour une durée qui n'excède pas un an",

- En second lieu, le Conseil d'Etat ajoute que le ministre des solidarités et de la santé et le ministre de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation ont pu suspendre le PUPH en vertu d'une disposition spécifique contenue dans le statut particulier des enseignants-chercheurs (art. 25 du décret du 24 février 1984 : "Lorsque l'intérêt du service l'exige, la suspension d'un agent qui fait l'objet d'une procédure disciplinaire peut être prononcée par arrêté conjoint des ministres respectivement chargés des universités et de la santé").

Une première interrogation ne manquera pas d'étreindre le lecteur : pourquoi le Conseil d'Etat n'a-t-il pas constaté ce faisant, que le ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche prenait deux fois la même mesure, ce qui rendait nécessairement la seconde suspension superfétatoire ? Ou plutôt, si le ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche a délégué son pouvoir de suspension à titre permanent au président de l'université, comment se fait-il que le ministre se donne encore le droit d'exercer ce pouvoir par l'intermédiaire d'un texte alternatif (n'apprend-on pas pendant les études de droit - à l'université justement - qu' "en accordant une délégation de pouvoir, une autorité administrative se dessaisit de sa compétence dans le domaine concerné. Elle abandonne son pouvoir de décision et entacherait d'incompétence les actes qu'elle prendrait en la matière" ; B. Seiller, Répertoire de contentieux administratif, Dalloz, n° 71) ?

Quant à la légalité des décisions de suspension des fonctions hospitalières, elle n'a pas, non plus, été jugée par le Conseil d'Etat dans des termes qui se définissent par la plus grande rationalité.

Ici encore, le fait que deux autorités administratives aient pris strictement la même mesure (le directeur général du CHU de Bordeaux ayant prononcé la suspension des "fonctions médicales, cliniques et thérapeutiques ainsi que toute fonction de responsable d'unité", et les ministres des solidarités et de la santé et de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation ayant prononcé la suspension des "fonctions […] hospitalières") n'apparaît pas poser de problème au Conseil d'Etat.

Curieusement, une seule difficulté est identifiée par le Conseil d'Etat : il estime que ce n'est pas le directeur général du CHU qui aurait dû suspendre le praticien hospitalier, mais le directeur général de l'agence régionale de santé (l'ARS), sur le fondement de l'article L. 4113-14 du code de la santé publique, qui prévoit qu' : "En cas d'urgence, lorsque la poursuite de son exercice par un médecin, un chirurgien-dentiste ou une sage-femme expose ses patients à un danger grave, le représentant de l'Etat dans le département prononce la suspension immédiate du droit d'exercer pour une durée maximale de cinq mois. Il entend l'intéressé au plus tard dans un délai de trois jours suivant la décision de suspension". Le Conseil d'Etat ne dénie pas pour autant le pouvoir de suspension du directeur de l'hôpital ; mais il le cantonne à un rôle subsidiaire, en précisant que "le directeur d'un centre hospitalier, qui, aux termes de l'article L. 6143-7 du même code, exerce son autorité sur l'ensemble du personnel de son établissement, peut toutefois, dans des circonstances exceptionnelles où sont mises en péril la continuité du service et la sécurité des patients, décider lui aussi de suspendre les activités cliniques et thérapeutiques d'un praticien hospitalier au sein du centre, à condition d'en référer immédiatement aux autorités compétentes pour prononcer la nomination du praticien concerné" (selon le considérant de principe issu de CE, 15 décembre 2000, Vankemmel et Syndicat des professeurs hospitalo-universitaires, n° 194807, 200887, 202841, p. 630).

Cette construction jurisprudentielle est doublement contestable :

- En ce que le Conseil d'Etat mélange ce faisant deux sujets sans rapport l'un avec l'autre : le pouvoir de suspension du directeur général de l'ARS, qui concerne tout professionnel de santé de son ressort géographique, est uniquement destiné à prémunir la population d'une atteinte grave et immédiate à la santé publique ; ce n'est pas une suspension préalable à des poursuites disciplinaires ou pénales et d'ailleurs, le code de la santé publique ne fait nullement obligation à l'ARS de transmettre la décision de suspension à l'autorité ayant pouvoir disciplinaire sur le praticien (autorité qui n'est pas forcément publique, s'il s'agit d'un médecin de ville établi en libéral, par exemple) ;

- En outre, l'ajout de cette couche supplémentaire au mille-feuille administratif place en porte-à-faux le Centre national de gestion, qui n'a certes pas le pouvoir de suspension conservatoire des PUPH (pour lesquels il assure néanmoins le secrétariat de la juridiction disciplinaire : art. 2-1 du décret n° 2007-704 du 4 mai 2007), mais reste néanmoins le titulaire du pouvoir de suspension de tous les praticiens hospitaliers non PUPH (code de la santé publique, art. R. 6152-77 : "Dans l'intérêt du service, le praticien qui fait l'objet d'une procédure disciplinaire peut être immédiatement suspendu par le directeur général du Centre national de gestion des praticiens hospitaliers et des personnels de direction de la fonction publique hospitalière pour une durée maximale de six mois").

En somme, et entretenant ce faisant une concurrence d'un intérêt discutable entre les autorités administratives en charge de la gestion des praticiens hospitaliers, le Conseil d'Etat confirme que les praticiens hospitaliers peuvent être suspendus, alternativement ou cumulativement :

- pour les PUPH, en qualité de "membre du personnel de l'enseignement supérieur", par le président d'université agissant comme délégataire des pouvoirs du ministre de l'enseignement supérieur ;

- pour les PUPH encore, en qualité de "personnels enseignants et hospitaliers des centres hospitaliers et universitaires", par arrêté conjoint des ministres chargés des universités et de la santé ;

- pour tous praticiens (PH et PUPH), en qualité de médecins, par le représentant de l'Etat dans le département (entre autres, le DG de l'ARS) ;

- pour les PH (non PUPH), es-qualité de praticiens hospitaliers, par le directeur général du Centre national de gestion ;

- et enfin, pour tous les praticiens (PH et PUPH), par le directeur de l'établissement hospitalier d'affectation, en cas de "circonstances exceptionnelles où sont mises en péril la continuité du service et la sécurité des patients".

Si l'on y ajoute que la suspension se fonde sur "des éléments laissant présumer" une faute grave, qu'elle n'est soumise ni au contradictoire, ni à l'obligation de motivation, la situation prend des accents très nets d'insécurité juridique.

Ce qui achève de donner cette impression dérangeante, est le fait que la légalité de la décision de suspension n'est pas conditionnée à la saisine préalable de l'autorité ayant pouvoir disciplinaire. Le Conseil d'Etat confirme, dans son arrêt du 4 février 2020, qu'il en fait une obligation postérieure à la suspension ("à condition d'en référer immédiatement aux autorités compétentes pour prononcer la nomination du praticien concerné"). Ce faisant, il s'agit simplement d'une obligation de notification de la décision de suspension, dont le non-respect n'entache pas d'illégalité ladite décision.

Un revirement jurisprudentiel sur ce point, ou une modification des procédures réglementaires, est à espérer.