Dans une décision publiée au Bulletin en date du 20 mars 2025 (n° 23-11.527), la troisième chambre civile de la Cour de cassation apporte une précision importante quant aux outils procéduraux dont disposent les communes pour obtenir, en cas d’infractions aux règles d’urbanisme, la remise en état d’un terrain. Elle juge en effet que l’action prévue à l’article L. 480-14 du code de l’urbanisme ne fait pas obstacle à la saisine du juge des référés sur le fondement de l’article 835 du code de procédure civile, dès lors qu’un trouble manifestement illicite ou un dommage imminent est caractérisé. Par cette décision, la Haute juridiction confirme ainsi la possibilité pour les collectivités locales de mobiliser, de manière cumulative, les voies civile et administrative afin d’obtenir la cessation rapide d’une situation irrégulière.
Ce faisant, la Cour renforce considérablement l’efficacité du contrôle urbanistique, en offrant aux communes un levier procédural plus agile, assorti de la possibilité d’ordonner des mesures immédiates sous astreinte. Or, cette solution — qui répond incontestablement à l’objectif de préservation des règles d’urbanisme, souvent mises à mal dans les zones sensibles ou protégées — emporte, dans le même temps, des conséquences redoutables pour les propriétaires fonciers.
Le recours à l’article 835 du code de procédure civile permet en effet au juge des référés d’ordonner des mesures de remise en état qui peuvent excéder la stricte démolition d’ouvrages illicites et inclure, comme en l’espèce, des opérations de décapage, de remblaiement ou de suppression d’aménagements. En contournant ainsi les limites classiques de l’article L. 480-14, la décision interroge sur la sécurité juridique des propriétaires : ceux-ci peuvent se retrouver exposés à des injonctions immédiates, sans qu’un débat au fond n’ait encore eu lieu, et sans possibilité de régularisation préalable.
Dès lors, si cette solution consolide indéniablement l’effectivité du droit de l’urbanisme, elle soulève également des interrogations quant à la conciliation des impératifs de police administrative avec les garanties procédurales dont doivent bénéficier les administrés. La décision commentée invite donc à réfléchir sur l’équilibre des pouvoirs entre les autorités locales, les juridictions civiles et les droits des propriétaires, au cœur d’un contentieux de plus en plus marqué par l’urgence et la nécessité de réactivité.
I. La reconnaissance d’un double fondement juridictionnel au bénéfice de la commune
La décision du 20 mars 2025 consacre, en des termes dépourvus d’ambiguïté, la possibilité pour une commune de cumuler les fondements juridiques prévus respectivement par l’article L. 480-14 du code de l’urbanisme et par l’article 835 du code de procédure civile afin de solliciter, devant le juge des référés, des mesures de remise en état à l’encontre d’aménagements réalisés sans autorisation. Cette reconnaissance d’un double fondement, loin d’être anodine, constitue un point de bascule dans la stratégie contentieuse des collectivités territoriales.
A. L’article L. 480-14 du code de l’urbanisme : une voie d’action spécifique mais limitée
Institué par la loi du 13 décembre 2000 dite « loi SRU », l’article L. 480-14 du code de l’urbanisme a pour vocation de permettre à la commune ou à l’EPCI compétent en matière de plan local d’urbanisme de faire constater par le juge judiciaire l’illégalité d’ouvrages édifiés en méconnaissance des règles d’urbanisme, en vue d’en ordonner la démolition ou la mise en conformité. Ce texte déroge au principe selon lequel les sanctions des infractions aux règles d’urbanisme relèvent prioritairement du juge pénal (article L. 480-4), en instaurant une action civile autonome à finalité réparatrice.
Toutefois, cette procédure, bien qu’efficace sur le fond, suppose la réunion de conditions précises : l’existence d’un ouvrage édifié ou installé sans l’autorisation requise ou en infraction à celle-ci, et la saisine du juge du fond. Elle présente en outre un inconvénient majeur dans les cas où la collectivité doit agir dans l’urgence : le délai d’instruction classique d’une procédure au fond peut être de nature à compromettre l’intégrité des espaces protégés, notamment en zone naturelle ou inondable. Cette lenteur procédurale en limite donc l’utilité dans les situations d’empiètement ou de transformation rapide du site.
B. L’article 835 du code de procédure civile : un levier autonome pour prévenir un trouble manifeste ou un dommage imminent
La nouveauté de l’arrêt réside dans l’affirmation que l’action fondée sur l’article L. 480-14 n’est nullement exclusive d’une saisine du juge des référés sur le fondement de l’article 835, alinéa 1er, du code de procédure civile. Celui-ci permet, on le sait, au juge des référés d’ordonner toute mesure utile pour faire cesser un trouble manifestement illicite ou prévenir un dommage imminent, sans préjuger du fond.
En l’espèce, la commune avait choisi cette voie en raison de l’implantation, sans autorisation, d’installations et d’aménagements dans une zone agricole devenue naturelle, elle-même classée en zone d’aléa fort au titre du plan de prévention des risques d’inondation (PPRI). La Cour de cassation valide cette stratégie en jugeant que l’article L. 480-14 n’a ni pour objet ni pour effet de priver la commune de la faculté de saisir le juge des référés pour voir ordonner des mesures de cessation du trouble ou de remise en état.
Cette reconnaissance d’un cumul des fondements confirme une orientation déjà perceptible en jurisprudence mais lui donne une portée nouvelle en l’inscrivant dans un arrêt de principe publié au Bulletin.
Le choix ainsi laissé à la commune de panacher les voies procédurales, selon les nécessités du dossier et le degré d’urgence, constitue un tournant en matière de contentieux urbanistique. Il confère à la puissance publique une souplesse stratégique précieuse, permettant de passer outre les lenteurs inhérentes aux procédures de fond, tout en assurant un encadrement judiciaire à des opérations de démolition ou de remise en état parfois lourdes de conséquences.
II. L’extension du pouvoir d’appréciation du juge des référés en matière de remise en état
La reconnaissance du cumul entre les fondements issus du code de l’urbanisme et du code de procédure civile ne se limite pas à une question de compétence. Elle emporte des conséquences substantielles quant à l’étendue des mesures que le juge des référés peut prescrire. Par son arrêt du 20 mars 2025, la Cour de cassation confirme en effet que ce juge peut aller au-delà de la seule démolition d’ouvrages illégaux et ordonner des mesures générales de remise en état, y compris sur des éléments matériels périphériques aux constructions à proprement parler. Cette évolution témoigne d’un élargissement du pouvoir d’appréciation du juge des référés, qui devient ainsi un véritable acteur du rétablissement de la légalité urbanistique.
A. Une compétence affirmée pour prescrire des mesures conservatoires à portée large
L’article 835 du code de procédure civile autorise, dans son premier alinéa, le juge des référés à prescrire des mesures conservatoires ou de remise en état dans tous les cas d'urgence, pour faire cesser un trouble manifestement illicite. En matière d’urbanisme, cette notion de trouble illicite s’entend classiquement de toute atteinte caractérisée à une règle d’urbanisme, telle qu’une construction sans permis ou un aménagement sans déclaration préalable.
L’apport de l’arrêt est ici fondamental : en validant l’ordonnance de référé ayant imposé à la SCI de remettre en état une parcelle classée en zone naturelle et en zone d’aléa fort d’inondation, la Cour admet que les mesures ordonnées peuvent inclure non seulement la suppression des ouvrages non autorisés, mais aussi le décapage d’un empierrement, le remblaiement avec de la terre meuble, et d’autres travaux visant à restituer au terrain son état antérieur. Ces mesures ne figurent pas littéralement parmi celles prévues à l’article L. 480-14, ce qui confirme que le juge des référés peut faire œuvre de restitution complète, même lorsque l’illégalité ne concerne pas un « ouvrage » au sens strict.
Ce pouvoir ne se conçoit qu’en fonction d’une analyse factuelle minutieuse : la juridiction d’appel avait pris soin de constater que les procès-verbaux dressés par les agents assermentés décrivaient avec précision les aménagements litigieux, ce qui justifiait la nature et l’ampleur des mesures ordonnées. La Cour de cassation ne fait ainsi que confirmer une tendance consistant à admettre, pour le juge des référés, un rôle élargi dans la sauvegarde des règles de fond de l’urbanisme.
B. Le risque d’un déséquilibre au détriment du droit de propriété
Si la solution emporte une incontestable efficacité au regard de l’objectif de préservation des territoires et de lutte contre l’urbanisation illégale, elle n’est pas sans soulever des réserves. En effet, l’intervention du juge des référés se fonde par nature sur l’apparence du droit : l’urgence et l’évidence de l’illégalité permettent à la juridiction de se prononcer sans trancher le fond. Or, les conséquences des mesures ordonnées sont lourdes, tant sur le plan financier que sur celui de l’usage des biens.
Le propriétaire peut se trouver confronté à une injonction de démolition ou de réaménagement immédiat, prononcée sans expertise, sans débat contradictoire approfondi, et sans possibilité de régularisation. Ce type de procédure, qui se veut rapide et efficace, peut ainsi aboutir à des atteintes substantielles à la jouissance du bien, dans un cadre où la sécurité juridique se trouve affaiblie. La décision commentée ne fait d’ailleurs aucune mention d’une tentative de mise en conformité ni d’un sursis à statuer en attendant un éventuel dépôt de demande d’autorisation d’urbanisme. Ce silence illustre les limites du contrôle exercé par le juge des référés, dont la mission n’est pas de rechercher une solution équilibrée, mais de mettre fin à une illégalité patente.
Ce faisant, le propriétaire, souvent de bonne foi, se retrouve potentiellement confronté à un contentieux brutal, où le temps d’un débat de fond lui est refusé, et où l'urgence alléguée peut se substituer à une véritable évaluation de proportionnalité. Une telle rigueur n’est pas sans rappeler les procédures de sanction administrative prévues aux articles L. 480-1 et suivants du code de l’urbanisme, sans offrir les mêmes garanties procédurales.
III. Les conséquences de la décision sur la pratique contentieuse et les équilibres de compétence
En admettant le cumul des fondements issus du code de l’urbanisme et du code de procédure civile, la Cour de cassation redessine le paysage contentieux en matière d’urbanisme irrégulier. Cette décision, en renforçant les outils juridiques à la disposition des communes, crée une dynamique nouvelle, propice à l’intervention rapide et coercitive des collectivités. Mais ce renforcement se heurte à certaines tensions, notamment dans l’articulation des compétences entre police administrative et judiciaire, ainsi que dans l’équilibre entre efficacité de l’action publique et protection des droits individuels.
A. Une stratégie contentieuse renforcée pour les collectivités locales
La principale portée pratique de la décision réside dans l’élargissement du spectre procédural offert aux communes. Désormais, face à des constructions ou aménagements illicites — souvent situés en zones sensibles (zones naturelles, agricoles, ou soumises à des risques naturels) — les autorités locales peuvent choisir, selon la gravité et l’urgence, entre plusieurs voies d’action :
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La voie pénale, par l’intermédiaire du maire, sur le fondement de l’article L. 480-4 du code de l’urbanisme.
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La voie civile au fond, en application de l’article L. 480-14, pour obtenir la démolition ou la mise en conformité.
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La voie du référé, désormais confirmée comme autonome, permettant une action rapide et efficace.
Ce triptyque procédural offre aux communes une liberté stratégique considérable : la saisine du juge des référés permet d’agir dès la constatation d’un trouble manifeste, sans attendre une condamnation pénale ni l’issue d’un contentieux de fond. À ce titre, les aménagements réalisés dans l’illégalité peuvent être stoppés et supprimés sans délai, grâce à une décision exécutoire de plein droit et, le cas échéant, assortie d’une astreinte.
Cette jurisprudence pourrait également encourager les collectivités à systématiser l’utilisation de l’outil référé, notamment dans les secteurs où la pression foncière, les divisions foncières sauvages, ou les occupations illicites de terrain menacent la cohérence urbanistique ou l’équilibre écologique.
B. Des tensions nouvelles entre juge judiciaire, autorité administrative et droit de propriété
Si la logique d’efficacité qui inspire la décision ne saurait être remise en cause, elle soulève néanmoins des enjeux délicats en matière d’articulation des compétences et de garanties procédurales. En particulier, on peut s’interroger sur le recoupement des prérogatives du maire au titre de sa police spéciale de l’urbanisme (article L. 480-1), et celles exercées ici par le juge judiciaire sur demande de la commune. Le maire, en tant qu’autorité administrative, dispose pourtant de prérogatives spécifiques pour mettre en demeure un contrevenant, assorties, le cas échéant, de sanctions financières ou de mesures d’exécution d’office.
Le recours au juge des référés, s’il peut apparaître comme un substitut à l’action administrative, déplace ainsi le centre de gravité du contentieux : ce ne sont plus des décisions administratives susceptibles de recours qui s’imposent au propriétaire, mais des injonctions juridictionnelles dotées de la force exécutoire. Le contrôle juridictionnel devient ainsi le vecteur direct de l’exécution des règles d’urbanisme, brouillant parfois la frontière entre sanction administrative et mesure judiciaire de police.
Ce déplacement soulève également une interrogation sur l’accès au juge pour le propriétaire visé : saisi dans l’urgence, le juge des référés statue souvent sans expertise, sans instruction approfondie, et sans possibilité réelle de solliciter un délai de régularisation. Le risque est grand que le propriétaire soit privé de toute marge de manœuvre, notamment lorsque l’irrégularité est purement formelle ou susceptible d’être régularisée.
Enfin, cette extension du référé civil interroge le principe de proportionnalité : si la règle d’urbanisme a été enfreinte, toute atteinte justifie-t-elle des mesures de remise en état immédiates et intégrales ? La décision ne dit mot sur le point de savoir si le juge a exercé un contrôle sur la gravité du trouble ou sur la possibilité d’une solution alternative. Ce silence invite à la prudence : l’urgence ne doit pas justifier une précipitation, et les droits des propriétaires ne peuvent être sacrifiés sur l’autel de l’efficacité sans contrôle approfondi.
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