CE, 15 avril 2016, Fédération nationale des associations d'usagers des transports, req. n°387475 et autres

Le 10 janvier 2015, le Gouvernement a décrété d'utilité publique et urgents les travaux nécessaires à la réalisation de la ligne à grande vitesse " Poitiers-Limoges " entre Iteuil (Vienne) et Le Palais-sur-Vienne (Haute-Vienne).

Saisi par des collectivités locales et des associations, le Conseil d'Etat a annulé ce décret en considérant que les inconvénients du projet l'emportaient sur ses avantages dans des conditions de nature à lui faire perdre son caractère d'utilité publique.

A cette occasion, le Conseil d'Etat a pu faire application de sa théorie du bilan qui encadre le contrôle du juge administratif sur l'utilité publique d'une opération, laquelle doit être distinguée de l'intérêt public qu'elle peut par ailleurs présenter.

Cette méthode de contrôle a été instituée en 1971 avec la décision "Ville nouvelle Est" dans laquelle le Conseil d'Etat a considéré qu'une opération ne peut être légalement déclarée d'utilité publique que si les atteintes à la propriété privée, le coût financier, les inconvénients d'ordre social, la mise en cause de la protection et de la valorisation de l'environnement, et l'atteinte éventuelle à d'autres intérêts publics qu'elle comporte ne sont pas excessifs eu égard à l'intérêt qu'elle présente (CE, 28 mai 1971, Ministre de l’équipement et du logement c/ Fédération de défense des personnes concernées par le projet actuellement dénommé "Ville nouvelle Est" - Rec. Lebon p. 409).

Alors qu'avant cette décision, le contrôle du juge administratif s'effectuait in abstracto, c'est-à-dire sans tenir compte de l'implantation du projet ni s'attacher à ses inconvénients, la théorie dite du bilan implique de mettre en balance les avantages du projet avec ses inconvénients (coût, répercussions sur l'environnement, conséquences sur la propriété privée ou l'atteinte à d'autres intérêts publics...). 

Dans l'arrêt présenté du 15 avril dernier, le Conseil d'Etat a considéré :

"(...) que le projet litigieux, qui tend à relier Poitiers à Limoges par une ligne ferroviaire à grande vitesse d'une longueur de 112 km, est justifié par des considérations d'aménagement du territoire ; qu'il a, en effet, pour objet, en les raccordant au réseau européen de trains à grande vitesse, de contribuer au développement économique et au désenclavement du Limousin, et en particulier de l'agglomération de Limoges, et indirectement des départements du Cantal, du Lot et de la Dordogne ; que cette opération, qui est ainsi susceptible de bénéficier à une vaste partie du territoire national faiblement pourvue en grandes infrastructures de transport, doit permettre, en réduisant les pollutions et nuisances liées à la circulation routière et en améliorant le confort et la sécurité des personnes transportées, de ramener le temps de parcours respectivement entre Limoges et Poitiers et Limoges et Paris de 1h45 à 30 minutes et de 3h09 à 2h03 ; qu'elle présente ainsi un intérêt public ;  (...) Considérant, toutefois, qu'il ressort des pièces du dossier que le coût de construction de cette ligne ferroviaire, dont le financement du projet n'est, en l'état, pas assuré, est (...) évalué à 1,6 milliards d'euros en valeur actualisée à 2011 ; que les temps de parcours affichés font l'objet d'incertitudes résultant de la complexité de gestion d'une voie à grande vitesse unique assortie d'ouvrages d'évitement ; que l'évaluation de la rentabilité économique et sociale du projet est inférieure au niveau habituellement retenu par le Gouvernement pour apprécier si une opération peut être regardée comme utile, en principe, pour la collectivité ; que si le projet est principalement justifié par des considérations d'aménagement du territoire, la liaison qu'il prévoit se présente comme un simple barreau se rattachant au réseau ferroviaire à grande vitesse, dont il n'est pas envisagé le prolongement ; que sa mise en oeuvre aura, en outre, selon toute vraisemblance, pour effet un report massif de voyageurs de la ligne Paris-Orléans-Limoges-Toulouse vers la ligne à grande vitesse, impliquant une diminution de la fréquence du trafic sur cette ligne et donc une dégradation de la desserte des territoires situés entre Orléans et Limoges ; qu'enfin, en déclarant d'utilité publique et urgents les travaux de construction, dont l'engagement est envisagé entre 2030 et 2050, le Gouvernement n'a pas satisfait à la réserve formulée par la commission d'enquête tendant à ce que ces travaux soient programmés à un horizon suffisamment rapproché ; qu'ainsi, l'adoption immédiate du décret porte une atteinte très importante aux droits des propriétaires des terrains dont la déclaration d'utilité publique autorise l'expropriation dans un délai de quinze ans ;  (...) il résulte de l'ensemble de ces éléments que les inconvénients du projet l'emportent sur ses avantages dans des conditions de nature à lui faire perdre son caractère d'utilité publique ;"  

Si cette décision ne bouleverse pas l'état du droit antérieur, elle vient s'ajouter aux rares cas d'annulation de déclaration d'utilité publique prononcées par décret.

En celà et compte tenu de l'importance du projet en cause, elle peut être rapprochée de la décision d'assemblée du 28 mars 1997 par laquelle le Conseil d'Etat avait annulé la déclaration d'utilité publique pour les travaux de construction de l'autoroute A 400, qui devait relier, sur une distance de 35 kilomètres, l'autoroute A 40, au sud d'Annemasse, à Thonon-les-Bains, pour un coût financier de plus de 2,6 milliards de francs (CE Ass., 28 mars 1997, Association contre le projet de l'autoroute transchablaisienne et autres, Rec. Lebon p. 120).